Ces derniers jours, je me suis rendu compte à quel point la science, tout du moins les sciences sociales, sont proches du spiritisme. Je développe un sujet, tranquillos, j’y vais mollo, et tout à coup : paf ! y a un classique que je veux bien citer. Ces deux derniers jours, j’ai déjà eu deux conversations sérieuses avec deux hommes morts – Milton Friedman et Joseph Schumpeter – et c’étaient vraiment des conversations. Moi, j’ai quelque chose à dire et je découvre que mon collègue, bien distingué et bien décédé, a une remarque très pertinente qui tranche vraiment dans le vif de sujet que je suis en train de travailler dessus. C’est probablement parce que j’ai décidé de me mettre enfin à remplir les obligations contenues dans mon contrat de recherche pour cette année et j’ai donc commencé à mettre en place la structure logique d’un livre sur l’innovation et le progrès technologique.
Il y a cette chose étrange quand ça vient aux livres : l’impératif de revue complète du sujet qui, à son tour, impose de tracer une sorte d’héritage intellectuel, comme un chemin continu qui a mené des classiques de ma discipline jusqu’à ma propre recherche. Quand j’écris un article, j’ai le choix d’adopter une telle approche ou pas, suivant ma volonté d’obtenir des points additionnels de la part des critiques, pour avoir offert « une revue satisfaisante de littérature du sujet ». Ce qui est un choix dans un article, devient un must dans le cas d’un livre. Le truc marrant avec ces revues de littérature c’est qu’elles mènent, inévitablement, à un appauvrissement d’horizons intellectuels plutôt qu’à la préservation de leur richesse. Toute citation est une version abrégée de l’original et tout choix de littérature est sélectif par rapport à l’acquis intellectuel vraiment en place.
Bon, fini de geindre ; y a du boulot de recherche qui ne va pas se faire par lui-même. Quand on traite le sujet d’innovation et de progrès technologique, une question revient en boomerang : la productivité totale des facteurs de production, ou, dans une version plus abordable, la TFP. Cet acronyme vient de l’anglais ‘Total Factor Productivity’. Pour faciliter la lecture tout comme pour faciliter mon écriture à moi, je vais désormais utiliser TFP pour désigner la productivité totale des facteurs de production. J’espère bien que ça ne va froisser personne. Alors, la théorie économique de base dit qu’on peut parler de progrès technologique véritable seulement si TFP croît par la suite du remplacement d’une technologie précédente par une technologie nouvelle. Seulement, voilà, on a un petit problème, là, avec cette assomption quasi-axiomatique : plus personne ne croit, aujourd’hui, que TFP croisse. Il y a des faits qui disent que ça ne croît pas et même dans la science, il est dangereux d’ignorer les faits.
Les faits, je peux vous les offrir de ce pas. La base de données connue comme Penn Tables 9.0 (Feenstra et al. 2015[1]) fournit des données très complètes sur TFP dans chaque pays séparément, entre 1950 et 2014. Je me suis permis de publier, sur mon disque Google, le calcul de la moyenne, ainsi que de la variance de TFP, toutes les deux à l’échelle globale. Vous pouvez trouver le fichier Excel correspondant, en anglais, à cette adresse-ci : https://drive.google.com/file/d/0B1QaBZlwGxxAZ3MyZ00xcV9zZ1U/view?usp=sharing . Le problème avec TFP, c’est que ça a arrêté de croître en 1979 et depuis, ça glisse gentiment vers des valeurs de plus en plus basses. La glissade est élégante, il est vrai, mais elle semble inexorable. On a donc Microsoft, on a Tesla, on a le TGV, on a même la poupée Barbie et tout ça, ça semble contribuer plutôt au gaspillage des moyens de production qu’à leur utilisation plus productive. C’est qui est tout à fait étrange, aussi, mais étrange à un niveau légèrement plus initié d’analyse quantitative, est la stabilité structurelle de la distribution mondiale de TFP parmi les pays recensés dans Penn Tables 9.0. Dans mon fichier Excel, je donne la moyenne et la variance de TFP, pour chaque année séparément. Alors, si vous prenez la racine carrée de la variance, et ensuite vous la divisez par la moyenne, vous obtenez un coefficient appelé ‘variabilité de distribution’. La variabilité est une proportion, comme la proportion entre le bras et la jambe dans un corps humain : si la proportion demeure plus ou moins la même, on assume une structure morphologique similaire. La variabilité de distribution de TFP se confine gentiment à un intervalle entre 0,3 et 0,6 : c’est bien bas, comme variabilité, et ça change très peu dans le temps. Rien dont il faudrait informer la famille. Ce truc est structurellement stable.
Si une structure est stable et le produit mesurable de cette structure – la TFP moyenne dans l’économie mondiale – à une tendance décroissante, cela veut dire que le plus probablement c’est la structure en question, elle-même, qui produit cette tendance. Il y a quelque chose dans la géographie de la TFP à travers le globe qui la fait baisser. Voilà une énigme. Chouette ! Le singe curieux en moi a enfin des choses intéressantes à explorer. L’exploration, je la mène en deux directions. D’une part, j’essaie de deviner ce que le poète a voulu bien dire : je consulte les notes méthodologiques des créateurs de Penn Tables. Vous pouvez trouver ces mêmes notes ici :http://www.rug.nl/ggdc/productivity/pwt/related-research-papers/capital_labor_and_tfp_in_pwt80.pdf . D’autre part, je fais des tests économétriques pour voir la corrélation de TFP avec d’autres variables économiques.
Comme je procède à la revue des fondements théoriques des données présentées dans les notes méthodologiques, une chose attire mon attention plus particulièrement : cette méthodologie assume une observation directe de la productivité du capital et ensuite une dérivation de la productivité du travail sur la base de la fonction de production type Cobb-Douglas. La fonction de production, ça montre la proportion entre l’apport des moyens de production et la production elle-même. La fonction type Cobb-Douglas, elle assume une substitution parfaite entre le capital est le travail, comme moyens de productions. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi le monde des sciences économiques est tellement attaché à cette assomption de substitution parfaite. Bien sûr, elle est confortable, cette assomption : une fois qu’on l’adopte, on n’a plus à se casser la tête avec toutes les configurations possibles de substitution imparfaite. Seulement voilà, le confortable n’est pas nécessairement ce qu’on cherche dans la science et ensuite, cette assomption ne marche pratiquement jamais en pratique : une fois que vous l’insérez dans un modèle, vous devez tout de suite ajouter des paramètres additionnels pour balancer vos équations. A quoi bon, donc ? C’est une vieille vache, cette substitution parfaite, est les vieilles vaches, on ne les trait plus, sous peine d’avoir des surprises infectieuses.
De toute façon, la méthodologie de Penn Tables, dans le calcul de TFP, elle est basée sur la productivité du capital et le capital, c’est en train de s’accumuler dans l’économie mondiale à une vitesse folle. Vous pouvez consulter Piketty et Zucman, à ce sujet, par exemple (Piketty, Zucman 2014[2]). J’ai aussi fait un pivot rapide dans Penn Tables 9.0, pour vous donner une idée de changement dans les proportions entre les actifs fixes et le PIB, dans l’économie mondiale ; vous pouvez le trouver dans un fichier Excel à cette adresse : https://drive.google.com/file/d/0B1QaBZlwGxxAS2wxOFhfSzJjcjg/view?usp=sharing .
Alors, pour résoudre l’énigme de la TFP décroissante, il semble utile de regarder du côté d’accumulation de capital. En fait, de ce côté-là, je crois bien que je peux contribuer quelque chose. Dans l’article que j’ai écrit au printemps ( voyez https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2975683 ) je pense avoir prouvé d’une façon convaincante que l’accumulation de capital dans les bilans entrepreneuriaux, ça suit un schéma de hamster : plus rapide est le vieillissement des technologies en place, plus de capital est accumulé dans les bilans, comme réserve à tout hasard, juste en cas où ces technologies vieillissent encore plus vite.
Bon, pour finir cette mise à jour, j’ai un message particulier à mes lecteurs. J’ai l’ambition de développer ce blog de recherche en une ressource complète dans le domaine des sciences sociales. Je navigue donc progressivement vers un site Internet à part et je commence par refléter le contenu du blog que vous connaissez, accessible à http://researchsocialsci.blogspot.com , sur un site construit avec Word Press, le https://discoversocialsciences.wordpress.com . Dans les mois à venir, je vais faire des mises à jour jumelles sur les deux sites, jusqu’au moment quand je serais sûr que tous mes lecteurs ont effectivement migré sur https://discoversocialsciences.wordpress.com . Je vous invite donc à souscrire comme abonnés au https://discoversocialsciences.wordpress.com .
[1] Feenstra, Robert C., Robert Inklaar and Marcel P. Timmer (2015), “The Next Generation of the Penn World Table” American Economic Review, 105(10), 3150-3182, available for download at http://www.ggdc.net/pwt
[2] Piketty, T., Zucman, G. (2014). Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010. Quarterly Journal of Economics: 1255–1310