Un peu de parallélisme avec un organisme vivant

Mon éditorial d’aujourd’hui, sur You Tube

Dans les sciences sociales, beaucoup dépend du point de vue qu’on adopte. « Eh ben oui, c’est évident », dirait Milton Friedman, « Tu explores et tu conclus sur la base d’une hypothèse, toujours. Même si tu n’en as pas formulé une explicitement, t’en a une dans ta tête, quelque part. Tu cherches des trucs que tu sais tu devrais chercher, pour réduire la dissonance cognitive engendrée par la présence d’hypothèses dans ton esprit. Une hypothèse, c’est comme une question que tu as transformée en une énonciation avant de finir d’y répondre. C’est pour ça qu’il vaut mieux se rendre compte consciemment de nos hypothèses »

Ce que j’ai dans l’esprit, moi, c’est l’idée générale d’apprentissage collectif par l’expérimentation collective. Au sens plus large, quand je regarde les changements sociaux et technologiques dans l’économie mondiale, j’ai presque toujours une association d’idées avec le concept d’intelligence collective. Quand je lis les dernières nouvelles du front de combat que professeur Jordan Peterson, de l’université de Toronto, mène contre les postmodernistes ainsi que contre l’idée de pronoms transgenres, je me demande toujours : « Et si toute cette situation, apparemment idiote, était une manifestation d’intelligence collective qui s’est mise au travail pour trouver une solution ? Et si ce que cette intelligence collective essaie de faire était la solution d’un problème dont nous ne nous rendons même pas compte ? ». J’ai un peu les mêmes réflexions quand je regarde les combats épiques – et purement verbaux, heureusement – entre les trumpistes et les anti-trumpistes aux Etats-Unis ou entre la gauche globaliste et la droite nationaliste dans mon propre pays, la Pologne. J’ai l’impression que les comportements qui semblent franchement cons à première vue pourraient bien être une manifestation d’une expérimentation collective et d’un apprentissage collectif par une intelligence collective.

Bon, il serait peut-être bon que je clarifie mes idées un peu. Je procède par l’ordre de mes impressions, sans essayer, pour le moment, de créer une structure théorique solide. Je me souviens d’avoir lu, chez Orhan Pamuk, l’écrivain Turque honoré avec le Prix Nobel en littérature, que les gens de l’Occident souffrent d’une incompréhension fondamentale eu égard au jeu d’échecs. Dans l’Occident, nous interprétons les échecs comme une guerre simulée, pendant que l’idée originale de ce jeu – selon Orhan Pamuk – est de représenter le fonctionnement de l’esprit humain. Quoi qu’on n’essaie de faire, on a trois mouvements de base – droit devant, en diagonale ou bien en courbe du cavalier (trois pas en avant, un de côté) – plus une hiérarchie quant au pouvoir d’action : le roi, le pion et le cavalier ont une rangée limitée, pendant que la reine, le fou et la tour peuvent aller aussi loin qu’ils veulent. Quoi qui se passe, sur l’échiquier, il y a toujours deux ensembles qui font un choix répété, en séquence, entre ces trois mouvements, dans ces deux rangées d’action. Le talent du joueur d’échecs se voie par sa capacité à soumettre la séquence de ces mouvements simples à un objectif stratégique et à minimiser l’incidence des mouvements purement réactifs vis à vis ceux de l’adversaire ainsi que de mouvements illogiques, faits juste pour faire quelque chose, sans même une tactique momentanée pour les justifier.

Lorsque nous mettons en place de nouvelles institutions dans notre société – c’est-à-dire des nouvelles composantes de langage, des lois ou des coutumes nouvelles, des nouvelles hiérarchies ou de nouveaux réseaux – nous avons, comme collectivité, une gamme assez restreinte des moyens d’action. On peut redéfinir et redistribuer les rôles sociaux, on peut redéfinir les frontières entre les groupes sociaux et on peut se pencher sur les mécanismes d’appropriation de ressources. C’est à peu près tout. Si nous regardons la société comme une structure, les changements structurels de base sont ceux-ci : rôles, identité des groupes, accès aux ressources. Par-dessus l’arrangement courant de ces trois éléments, on crée une culture verbale qui a pour but de faire cet arrangement intelligible et communicable. Tout comme les mouvements de base du jeu d’échecs, les trois réarrangements de base dans la structure sociale – rôles, identité de groupes, accès aux ressources – peuvent être plus ou moins cohérents par rapport à une stratégie. Le « plus ou moins » peut s’étendre, en fait, d’une absence complète de cohérence stratégique, à travers des séquences cohérentes comme tactiques, sans qu’une logique de long terme soit visible, jusqu’aux réarrangements sociaux marqués par une cohérence stratégique profonde.

Le jeu d’échecs nous apprend encore une chose : dès qu’il y a plus d’un cerveau dans la combine, même une stratégie apparemment parfaite peut s’avérer inefficace, de même qu’une séquence aléatoire et peu cohérente peut mener à la victoire. A l’échelle de la société entière, cela peut se traduire comme une impossibilité de fait de construire une stratégie parfaitement cohérente : comme des séquences nouvelles des mouvements sont initialisées tout le temps, chaque stratégie perd en cohérence à mesure que des stratégies alternatives soient déployées par d’autres agents sociaux.

Bon, mais j’en étais au professeur Jordan Peterson de l’université de Toronto et sa croisade contre l’unicorne transgenre introduit dans les programmes éducatifs d’écoles de province d’Ontario. Professeur Peterson y voit un danger. Sincèrement, moi aussi je vois un danger dans une imposition, forcée par la loi, sous peine d’amende, d’utiliser certains pronoms (peu importe lesquels) au lieu d’autres. Néanmoins, quand le regarde toute cette situation au Canada dans une autre perspective, je vois une société qui expérimente avec l’un des outils fondamentaux de construction sociale, c’est-à-dire avec l’identité de groupe. Tout ce langage d’oppression et de la nécessité de la combattre, même si, parfois, il semble un peu schizophrène, est comme une sorte d’expérience collective, basée sur l’hypothèse générale que si on change quelque chose dans le système d’identités des groupes, on peut obtenir un ordre social différent et peut-être meilleur.

Il y a un phénomène intéressant dans le domaine que je suis en train d’étudier maintenant, dans le cadre de mon contrat de recherche pour cette année, c’est-à-dire l’innovation. Le phénomène consiste dans une disparité croissante de la génération d’idées, à travers l’économie mondiale. Dans l’étude économique sur l’innovation, l’une des mesures de base quant à l’intensité des changements technologiques est le coefficient du nombre des demandes de brevet par un million d’habitants. J’ai utilisé les données de la Banque Mondiale pour calculer la moyenne de cette variable, ainsi que sa variance, à travers les différents pays du monde, dans les années consécutives de la période 1960 – 2014. Le fichier Excel correspondant est à trouver sous ce lien hypertexte-ci. Ce que vous pourrez constater, c’est qu’à un certain moment, aux alentours de l’année 1990, la variabilité de la distribution géographique de ce coefficient avait commencée à croître visiblement, et ça continue de se diversifier. En d’autres mots : notre civilisation, à l’échelle globale, devient de plus en plus diversifiée dans la capacité locale de générer des inventions brevetables. Une invention brevetable c’est simplement une idée avec du capital à l’appui. Le monde se diversifie de plus en plus dans sa capacité de générer des idées qui, à leur tour, se gagnent le support capitaliste. Des pôles d’innovation se forment.

Il y a deux remarques importantes à faire quant à cette polarisation. Premièrement, les sciences physiques sont plutôt claires sur ce point-là : une polarisation croissante témoigne d’une accumulation d’énergie dans le système. C’est comme si de plus en plus d’énergie intellectuelle était présente dans la société humaine, et l’énergie, ça ne se dépense pas à la légère : il doit y avoir une bonne raison pour qu’une civilisation entière se remue les méninges. Précisément, quand on parle des raisons, il y a une deuxième remarque à propos de ce coefficient de demandes de brevet par un million d’habitants : sa disparité spatiale a commencé à croître, donc la polarisation du système a commencé à s’accentuer, donc l’énergie intellectuelle en jeu a commencé à s’accumuler, aux alentours de 1990, c’est-à-dire au moment-même quand la croissance de la population des migrants dans le monde a commencé à croître beaucoup plus vite que la population générale. Quant à cette dernière constatation, vous pouvez trouver du matériel empirique dans ce fichier Excel ici .

En d’autres mots, deux grand moteurs de changement structurel dans notre civilisation se sont mis en marche, à cadence accélérée, vers 1990 : les migrations et la génération du capital intellectuel. Comme civilisation, nous avons commencé à expérimenter avec notre propre structure. Hier, j’ai regardé une interview avec docteur Andy Galpin , un physiologiste de sport, qui fait une distinction intéressante dans les stratégies d’entrainement. Il distingue entre l’optimisation et l’adaptation. L’optimisation consiste à aligner toutes nos ressources physiologiques pour atteindre un objectif spécifique, par exemple une médaille olympique, tandis que l’adaptation est une exposition consciente à des conditions externes atypiques – comme un type radicalement différent d’effort physique, jeûne, climat différent – pour développer notre capacité d’adaptation en tant que telle. Docteur Galpin affirme que l’optimisation et l’adaptation sont les deux mécanismes fondamentaux d’apprentissage au niveau physiologique dans notre organisme. Comme matière vivante, nous suivons une séquence d’adaptation et d’optimisation, et les proportions entre les deux dépendent surtout des facteurs exogènes. Quand l’environnement est stable, notre organisme essaie d’optimiser ses fonctions. Lorsqu’il y a du nouveau, au niveau physiologique, notre corps passe en mode « adaptation » et les priorités changent : au lieu de développer des stratégies optimales, notre organisme essaie surtout de développer des stratégies alternatives.

Dans les sciences sociales, il y a cette trace très nette de parallélisme avec un organisme vivant. C’est pratiquement le fondement-même d’utilitarisme social qui, à son tour, est à la base des sciences économiques. Bien sûr, il faut se garder des parallèles trop faciles, néanmoins cette piste à sa logique qui tient le coup. On peut se demander si les changements sociaux que nous pouvons observer dans le monde, même s’ils semblent stupides et incohérents à première vue, ne sont pas, par hasard, la manifestation des tentatives intensifiées de mettre au point une civilisation nouvelle.

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