Les grimpeurs, les dormeurs et les foutus

Quelques mots pour lancer la discussion

Je suis en train de rédiger un article bien sage et bien scientifique pour présenter mon modèle de changement technologique comme un processus évolutif, plus exactement comme un processus de reproduction sexuée avec sélection. Le truc un peu barbant qu’il faut faire dans un article scientifique est ce qu’on appelle « la revue de la littérature ». Je connais ces situations quand mon article est passé en revue avant la publication, il y a deux critiques qui le font et l’un d’eux lève l’argument que « la revue de la littérature n’est pas suffisamment exhaustive », pendant que l’autre dit quelque chose d’exactement opposé : « la revue de la littérature est excessivement large et en grande partie peu pertinente ». Alors voilà, lorsque je prépare un article pour la publication, il faut que je démontre une dose de clairvoyance et que je prévoie (clairevoie) les préférences des critiques en ce qui concerne l’exhaustivité de la revue de littérature.

Bon, alors moi, maintenant, je tends vers la perfection en ce qui concerne ma littérature. La perfection, c’est l’unité. Je prends un livre, juste un, mais un bon : l’œuvre monumentale d’Arnold Toynbee, intitulée tout simplement « Study of history ». Publié pour la première fois en 1939, dans sa version originale ce livre était monumental. Six volumes, pas moins. A en croire les revues publiées juste après, l’admiration pour le contenu était étroitement liée aux suggestions d’écrire une version abrégée. Seulement voilà, c’était la guerre. Il fallait attendre 1946 pour que cette version plus abordable soit écrite et ceci d’une façon originale, par un autre chercheur et un enseignant passionné d’histoire : David Churchill Somervell. A en croire l’introduction écrite par Arnold Toynbee pour ce volume abrégé, ce travail titanesque a été effectué par D.C. Somervell tout à fait en privé. Ce n’est qu‘après avoir fini d’écourter l’œuvre monumentale d’origine que Somervell a informé Toynbee, par lettre, qu’il a fini.

De toute façon, moi, dans ma recherche de perfection, j’en reste à la version abrégée que vous pouvez trouver sur la version Word Press de mon blog par ce lien hypertexte-là . Quand le lis ce livre d’Arnold Toynbee, je montre la révérence que je dois à un grand classique, ce qui veut dire que pour une fois je commence ma lecture par le début et non pas par la fin. Je vais donc bien sagement vers la table des matières. Un titre attire mon attention. Dans le chapitre II, « Les genèses des civilisations », le premier sous-chapitre est intitulé « Le problème est comment ne pas le formuler ». Voilà qui a l’air intéressant. J’y saute donc, et alors qu’Arnold Toynbee introduit une idée bien fascinante : la mimesis, ou imitation, est un trait essentiel de la vie sociale et la différence entre les civilisations avancées et les sociétés primitives réside dans la direction que prend la mimesis. Dans les sociétés primitives, chaque génération imite les générations précédentes et de cette façon, le même schéma de vie sociale est reproduit toujours à nouveau. Dans les civilisations avancées la force principale de mimétique est dirigée vers l’imitation des grandes personnalités créatives, qui apportent du changement.

Plus loin j’avance, plus intéressant ça devient, car Arnold Toynbee dit ensuite que bien que ce trait spécifique fait la différence la plus marquée entre les sociétés primitives et les civilisations avancées, il n’est ni permanent ni même fondateur. Apparemment, beaucoup de sociétés que nous connaissons aujourd’hui comme primitives avaient dans leur passé des épisodes de développement rapide, lorsque leur moteur mimétique était orienté vers les leaders créatifs. Ce n’est qu’à un certain moment de leur histoire qu’elles se sont visiblement dit « La barbe avec ce progrès. On arrête. Eh, tout le monde ! M’entendez, vous ? On arrête de progresser, entendu ? Désormais, on s’imite nous-mêmes en boucle. Monsieur Bjruhhudjis, ne m’avez-vous pas entendu correctement ? On a-r-r-ê-t-e. Veuillez bien jeter ce compas dans la poubelle. En fait, cachez cette poubelle quelque part, aussi. Jetez là dans l’océan, ce sera la meilleure idée. Dans quelques siècles, il faudra qu’on soit bien primitifs et ce n’est pas avec un compas caché dans une poubelle qu’on pourra y arriver ».

Toynbee approfondit cette idée générale avec une métaphore juteuse : « Les sociétés primitives, telles que nous les connaissons, peuvent être comparées aux gens qui sont étendus, en torpeur, sur un rebord rocheux situé sur une montagne, avec un précipice au-dessous et un autre au-dessus ; les civilisations peuvent être comparées aux compagnons de ces dormeurs, qui se sont levés et commencé à grimper la falaise au-dessus ; tandis que nous, pour notre part, pouvons être comparés aux observateurs dont le champ de vision est limité à ce rebord rocheux ainsi qu’à la partie inférieure de la falaise au-dessus ; nous sommes venus sur la scène au moment quand les membres différents du groupe ont pris leurs positions respectives. Au premier abord, nous pouvons être tentés de tirer une distinction absolue entre les deux groupes, en admirant les grimpeurs comme athlètes et en regardant les dormeurs comme des paralytiques ; encore, après réflexion, nous trouverons qu’il est plus prudent de suspendre notre jugement. Après tout, les dormeurs ne peuvent pas être vraiment des paralytiques, car ils ne pouvaient pas avoir été nés sur ce rebord rocheux, et les seuls muscles qui avaient pu les hisser jusqu’à cet arrêt au-dessus du précipice, avaient dû être les leurs. D’autre part, leurs compagnons qui grimpent maintenant viennent de quitter ce rebord et de commencer l’escalade ; et comme le rebord prochain est hors notre vue, nous ne connaissons ni la hauteur ni l’ardeur de l’étape prochaine. Nous savons seulement qu’il est impossible de s’arrêter et se reposer avant que le rebord prochain soit atteint, où que ce soit. Alors, même si nous pouvions évaluer la force, l’habileté et le nerf de chaque grimpeur à présent, nous ne pouvons pas juger si n’importe lequel d’entre eux à une chance quelconque d’atteindre le prochain rebord, ce qui est bien le but de leur entreprise présente. Néanmoins, nous pouvons être sûrs que certains d’entre eux n’y arriveront jamais. Nous pouvons observer aussi que, pour chacun qui grimpe maintenant avec effort, deux (nos civilisations disparues) avaient tombé sur le rebord au-dessous, vaincus. »

Ça donne à penser, cette métaphore d’Arnold Toynbee. Nous-mêmes, comme civilisation, ou en sommes-nous ? Est-ce que nous sommes en train de nous reposer sur une étagère rocheuse, après avoir escaladé un précipice ? Ou bien sommes-nous déjà assoupis sur ce support étroit et inconfortable ? Question rhétorique : avez-vous jamais essayé de roupiller sur du roc, abîme à côté ou pas ? Je vais vous dire : ce n’est pas évident du tout. Si on est une civilisation entière, il vaut mieux d’avoir inventé des matelas portables au préalable. Sérieusement, mon singe interne s’est mis en alerte après avoir lu cette citation de d’Arnold Toynbee. Il y a cette distinction entre grimpeurs temporairement en jeu, dormeurs temporairement hors-jeu, et finalement les vaincus, tombés, écrasés sous leur propre poids et définitivement hors-jeu. Et si cette distinction s’appliquait aussi bien à l’intérieur d’une civilisation donnée ? Et si la direction et la cadence d’évolution des technologies dépendait justement des proportions entre ces trois groupes : les coriaces, les dormeurs et les foutus ? Intéressant, surtout que dans ma propre recherche empirique sur la fonction évolutive de sélection des technologies j’ai bien trouvé des fonctions distinctes pour des structures sociales distinctes (consultez par exemple “Je n’en ai pas fini avec ce truc d’évolution” ).

Mon singe interne devient insupportable. Arnold Toynbee a tellement excité sa curiosité qu’il n’arrête pas de me pousser du coude et me rappeler un autre esprit brillant, mon compatriote, Alfred comte Korzybski, le père-fondateur de la sémantique générale, cette discipline à mi-chemin entre la science et la philosophie. Dans ces deux livres – “Manhood of Humanity” et surtout dans “Science and Sanity” – il expose une théorie, où l’espèce humaine a cette capacité unique de faire ce que Korzybski appelle « lier le temps » et qui veut dire la capacité d’apprendre de génération en génération de façon à ce que chaque génération consécutive sache plus que la précédente. C’est bien le même Korzybski que l’un des fondateurs de la Programmation Neurolinguistique, Richard Bandler, aimait citer eu égard à la différence entre la réalité et la représentation que nous en faisons dans notre tête.

Lorsque je combine les intuitions d’Arnold Toynbee avec celles d’Alfred Korzybski, je vois cette distinction « les grimpeurs, les dormeurs et les foutus » comme une distinction fondamentale entre des différentes façons d’appréhender la même réalité. Mon singe curieux pose alors une question : s’il y a ce truc de fonction évolutive de sélection, qui crée et impose une hiérarchie d’idées de technologies nouvelles, comment peut-elle induire une distinction à l’intérieur de la société, entre des groupes sociaux qui grimpent, ceux qui dorment et ceux qui ont complétement lâché prise ? Puis-je expliquer ce côté des phénomènes avec ma fonction de sélection ? La réponse la plus évidente qui me vient à l’esprit – donc pas nécessairement la bonne mais on fait avec ce qu’on – est que les groupes sociaux qui grimpent sont ceux qui attachent, d’une façon ou d’une autre, leur capital, leur organisation de travail et leur systèmes monétaires aux technologies les plus haut placées dans la hiérarchie, c’est-à-dire les technologies les plus préférées par les entités femelles du mécanisme de reproduction. Plus loin nous sommes du sommet de la hiérarchie, donc plus loin parmi les idées pas-tellement-préférées par les entités femelles de ce modèle, plus on a de chances de s’assoupir ou même de lâcher prise.

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