Les implications de ce que je viens d’écrire

Mon éditorial

Je suis en train de penser à plusieurs trucs à la fois, ce qui arrive parfois à tout le monde. Je continue mon apprentissage de Python 3.6.2 et de documenter ce processus. Je suis arrivé à ce stade d’ignorance heureuse où je prends simplement une commande de Python et je joue avec, très intuitivement, sans en espérer trop, juste pour voir ce que ça donne. J’ai donc arrêté d’essayer d’utiliser Python comme une version moins confortable d’Excel et j’explore sans idées prédéterminées. Je me demande si des changements technologiques à l’échelle des sociétés ne marcheraient mieux si on faisait ça de façon organisée, comme « jours d’apprentissage spontané ». L’autre truc auquel je pense c’est ma recherche en cours, celle qui concerne l’innovation, le changement technologique et la transition vers les énergies renouvelables. Je commence à mettre en place la structure d’un livre sur ce sujet. Le titre de travail c’est quelque chose comme « Bons en énergie », puisque je veux y développer cette idée centrale que nous, c’est-à-dire la civilisation humaine, nous excellons à l’absorption d’énergie de notre environnement et à sa transformation et que la transition vers les énergies renouvelables peut être mieux comprise et peut-être même mieux organisée si on la base sur cette auto-compréhension.

Il y a beaucoup de choses que je voudrais mettre dans ce livre. Tout d’abord, le fait central contemporain serait ce changement qui s’est effectué en 2007 – 2008, lorsque le marché d’énergies renouvelables avait tout à coup commencé à croître beaucoup plus vite qu’avant. Je veux trouver et exposer une explication de ce fait. La revue de littérature sur l’histoire de la technologie m’a fait découvrir l’hypothèse générale de déterminisme technologique, avec toutes ses nuances et contre-arguments et quand j’y pense, elle ferait un joli paysage théorique pour l’étude de la transition énergétique. Attention, ça arrive ! Voilà une hypothèse générale qui vient de se former dans mon esprit. Vite, avant qu’elle refroidisse : « Les changements sociaux et technologiques de la civilisation humaine sont fonctionnellement orientés sur la maximisation d’absorption d’énergie de l’environnement ». Ouais, ce vrai que ça fait un joli fond pour le contenu de ce livre. Sur ce fond, avec des coups légers (et bien incertains encore, soyons francs) de clavier de mon MacBook Air, j’esquisse quelques hypothèses plus spécifiques. Un, la structure spatiale de la civilisation humaine s’adapte et se regroupe en vue de cette absorption maximale d’énergie. Deux, la cadence de changement technologique est fonctionnellement liée au déficit alimentaire éprouvé par la société donnée et atteint son maximum dans les sociétés où ce déficit, tout en étant observable, n’excède pas 90 kilocalories par jour par personne. Trois, le changement technologique suit une fonction évolutive de sélection et hiérarchisation, où des entités sociales se spécialisent, respectivement, en la fonction mâle de conception et la fonction femelle de recombinaison et reproduction, ce qui crée une hiérarchie entre les entités mâles en fonction de leur aptitude à satisfaire les exigences des entités femelles. Quatre, le changement technologique au niveau de l’énergie est fonctionnellement lié au développement des systèmes de communication, avec la masse monétaire jouant le rôle d’un système de communication parmi autres et la vélocité de l’argent étant inversement proportionnelle à la cadence du changement technologique. Eh bien, voilà, ça n’a pas été si dur que ça. Une hypothèse générale et quatre hypothèses spécifiques, chacune correspondant à un chapitre du livre.

L’autre truc auquel je pense c’est le début des cours à la fac. Je suis prof d’université et mon année civile se structure en fonction de l’année académique. J’aime bien ce travail et c’est en fait avec un peu d’impatience que j’attends le premier Octobre chaque année. En ce qui concerne ce blog, l’avènement de l’année académique veut dire que je placerais, outre mes mises à jour genre recherche, des mises à jour éducatives. Comme j’enseigne en anglais et en polonais, je vais utiliser ces deux blogs jumeaux – https://discoversocialsciences.com et https://researchsocialsci.blogspot.com – pour placer du matériel éducatif en anglais et à part ça, je démarre avec un blog en polonais pour faire le même en ma langue natale. Je ne sais pas si j’aurai le temps et l’énergie pour jumeler en français le matériel éducatif publié en anglais mais enfin, on va bien voir. Je me dis, quand j’y pense, que ce serait judicieux de combiner d’une certaine façon le matériel éducatif avec l’écriture de mon livre. Après tout, je suppose que ce n’est pas interdit de partager mes intérêts de recherche avec mes étudiants.

Je m’en prends donc à la première hypothèse de mon livre : « la structure spatiale de la civilisation humaine s’adapte et se regroupe en vue de l’absorption maximale d’énergie ». Je pense qu’il est utile que j’explique, une fois de plus et certainement pas la dernière, à l’adresse des pas-tout-à-fait-initiés, à quoi ça sert, une hypothèse. Vous pouvez imaginer la réalité telle que nous la percevons comme du sacré bordel. L’une des premières choses à faire avec la réalité perçue consiste donc à y mettre de l’ordre. Une hypothèse est comme un classeur ou un carton de rangement : j’y mets des choses qui semblent y avoir leur place plutôt que dans un autre classeur (carton). Nous pouvons formuler un nombre indéfiniment grand d’hypothèses à propos de chaque morceau de réalité observable, même si vous venez d’extraire ledit morceau de l’une de vos narines. Dans ce domaine vaste de tout ce que je peux dire à propos de quelque chose, il y a un sous-ensemble d’hypothèses qui sont raisonnablement vérifiables, et il y a tout le reste, intéressant, certes, mais peu utile. La technique scientifique de base consiste donc à prendre une boîte de rangement et d’y mettre certains trucs, tout en laissant tout le reste de la réalité à ranger par d’autres esprits hantés comme le mien. Lorsque je formule cette hypothèse au sujet de la structure spatiale de la civilisation humaine, je collecte des faits et des théories à propos de la structure spatiale de l’habitat humain. Je ne sais pas, en ce moment précis, quand j’écris ces mots, si cette hypothèse est suffisamment robuste pour être admise comme vraie sous des conditions raisonnables. Je n’en sais rien et je veux le découvrir. L’hypothèse m’aide à diriger mes efforts. Elle est donc comme un classeur croisé avec un viseur optique.

C’est ainsi donc que je me dirige vers le Grand Maître de la géographie économique : Paul Krugman. Je fourre dans le passé du Grand Maître. Je vais suffisamment loin en arrière pour découvrir ce que le Grand Maître écrivait, lorsqu’il n’était pas encore tout à fait le Grand Maître : le début des années 1990. A l’époque, Paul Krugman était encore le Luke Skywalker de l’économie : main sûre, esprit alerte, du talent reconnu, mais pas encore de lettres de noblesse. En 1991, il a publié un article intitulé « Increasing Returns and Economic Geography » (Krugman 1991[1]). Dans cet article, Paul Krugman présente un modèle de différentiation interne d’un pays en un centre industrialisé et une périphérie agriculturale. Pour réaliser des économies d’échelle tout en minimisant le coût de transport, les entreprises manufacturières se situent dans la région avec la demande la plus significative, seulement la localisation de la demande elle-même dépend de la localisation de production. L’émergence d’un modèle « centre – périphérie » dépend des coûts de transport, d’économies d’échelle, ainsi que de la part relative de l’industrie manufacturière dans le revenu national.

En 1998, Paul Krugman avait donné une sorte de résumé de sa théorie de géographie économique (consultez : Krugman 1998[2]). Sa conclusion d’alors était que la soi-disant nouvelle géographie économique se démarque par l’utilisation systématique de la fonction d’utilité maximale dans le contexte de l’équilibre général, en dérivant le comportement agrégé de la maximalisation individuelle. L’avantage principal de cette théorie, selon Krugman, est de démontrer comment des accidents historiques peuvent donner une forme géographique à l’activité économique et comment des changements graduels dans les paramètres économiques peuvent produire des changements discontinus dans la structure spatiale. De cette façon, la géographie économique est placée droit dans le créneau central de la recherche économique. A ce point-là, j’ai comme un pressentiment qu’au moins certains d’entre vous vont avoir besoin d’une exégèse de ma part. Eh bien, à la source, c’est tout la faute à Léon Walras , un économiste français qui a inventé ce truc d’équilibre général. En gros, sa théorie, la voilà : lorsqu’on fait du business, même si on s’imagine d’en faire d’une manière absolument géniale, genre « plus ingénieux que moi, tu meurs », en fait, on en fait d’une façon terriblement standardisée à travers la structure sociale. Tout le monde pense qu’ils sont des génies de l’industrie mais ils convergent tous vers un nombre très limité de stratégies qui marchent vraiment. Si tout ce petit monde avait une information parfaite et pouvait transférer les moyens de production librement entre des différents emplois, on pourrait vite atteindre un état de productivité parfaite avec ce qu’on a en termes de capital et travail et ce serait précisément cet état d’équilibre général. Seulement voilà, en l’absence poignante de conditions parfaites, on doit se satisfaire d’un état voisin de l’équilibre général.

A quoi bon, vous demanderez, se donner de la peine pour étudier un état qui n’a aucune chance d’exister dans la vie réelle ? Eh bien, voilà le truc et la grosse découverte : les économistes ont découvert que la société peut changer au rythme des petits pas ou à celui des bonds de sept lieues. Tant que l’état de l’économie peut être interprété comme voisin du même état d’équilibre général, le changement prend place à petits pas. Lorsqu’on fiche vraiment du bordel autour de nous et lorsque le voisinage de l’équilibre général donné (donc avec des paramètres donnés) devient tellement distant qu’on ne peut même plus le voir à l’horizon, cet équilibre, et lorsque bon gré mal gré il faut se construire un nouvel état d’équilibre général pour l’avoisiner, alors c’est du changement social profond, comme un tsunami économique. Bref, tout état d’une société peut être étudié, du point de vue économique, comme voisin d’un équilibre général bien défini par un ensemble de paramètres.

Voilà donc que j’ai une piste Krugmanienne pour développer sur mon hypothèse. Je vais chercher un état d’équilibre général qui est plausiblement corrélé avec l’absorption de l’énergie. Ensuite, je vais l’utiliser comme un échafaudage pour bâtir un modèle de différentiation spatiale en fonction de l’absorption de l’énergie. Vous ne comprenez pas tout à fait ce que je veux dire ? Vous n’êtes pas les seuls : moi non plus je ne comprends pas tout à fait les implications de ce que je viens d’écrire. Pas encore. Ça va venir.

[1] Krugman, P., 1991, Increasing Returns and Economic Geography, The Journal of Political Economy, Volume 99, Issue 3 (Jun. 1991), pp. 483 – 499

[2] Krugman, P., 1998, What’s New About The New Economic Geography?, Oxford Review of Economic Policy, vol. 14, no. 2, pp. 7 – 17

One thought on “Les implications de ce que je viens d’écrire

Leave a Reply