Coefficients explosifs court-terme

Mon éditorial sur You Tube

Je savais que ça allait arriver : pour moi, l’avènement du semestre d’hiver, à la fac, c’est inévitablement un changement profond de rythme de vie et de travail. Sur toute l’année académique, donc à partir du mois d’octobre jusqu’au mois de juin, plus de 70% de mon volume horaire d’enseignement prend lieu précisément entre le 1er Octobre et le 30 Janvier. Ce plus de 70%, cette année-ci, cela veut dire 630 heures de cours sur 4 mois.

Quoi qu’il en soit, je tiens à maintenir ne serait-ce qu’un rythme lent d’écriture sur mon blog. Un rythme lent vaut mieux que pas de rythme du tout. Je sais que le fait de blogger régulièrement me donne une sorte d’apprentissage additionnel, comme un processus supplémentaire de traitement d’information dans mon cerveau.

Les deux mois qui viennent de s’écouler m’ont amené à quelques réalisations capitales. Je pense que la première d’entre elles est que l’enseignement est vraiment mon élément. « Eh bien voilà qu’il vient de découvrir l’Amérique, le gars » vous rigolerez, « Il a été prof pour douze ans et voilà qu’il vient de découvrir qu’il aime le job. Vaut mieux tard que jamais ». Oui, ça me fait rigoler, moi aussi, donc j’explique. Les deux premières semaines avec ce plan de cours super chargé, à la fac, ça me faisait un peu irrité (et irritable, par ailleurs). C’était une matinée il y a à peu près dix jours que je m’étais rendu compte que la perspective de cinq heures de cours ce jours précis ça me branchait. Oui, ça me branchait. Je sentais ce flot extrêmement plaisant d’adrénaline et de sérotonine, le mélange d’excitation et de volonté d’action.

L’enseignement est donc ce qui met mon système nerveux en vitesse de compétition, en quelque sorte. Banal et fondamental en même temps. Je veux approcher la chose de façon scientifique. Objectivement, l’enseignement en classe c’est de la communication et c’est précisément ce qui met mon système nerveux central en cet état d’excitation plaisante. Subjectivement, lorsque j’y pense, la communication en classe me procure deux sensations majeures : celle de connecter très vite des parcelles d’information, en des phrases intelligibles, et celle de dire ces phrases à un public.

Puisque j’y suis à la connexion des parcelles d’information, je peux aussi bien me vanter d’en avoir connecté un peu. Je viens de pondre un article sur le marché d’énergie, sous un titre de travail « Apprehending energy efficiency : what is the cognitive value of hypothetical shocks ? ».  Je donne ce titre en lien hypertexte pour que vous puissiez accéder le brouillon que j’ai déposé comme proposition de publication chez « Energy Economics ».  Je donne ici un sommaire de mon raisonnement. J’avais commencé par connecter deux types de phénomènes : tous les trucs que j’eusse observés par rapport au marché d’énergie, durant ces deux dernières années, d’une part, avec un phénomène de toute autre nature, c’est-à-dire le fait que l’économie de notre planète est en train de traverser la plus longue période de croissance économique ininterrompue depuis 1960. En même temps, l’efficacité énergétique de l’économie mondiale – mesurée avec le coefficient de PIB par kilogramme d’équivalent pétrole de consommation finale d’énergie – continue de croître paisiblement. Je m’étais demandé : y-a-t-il un lien entre les deux ? Est-il concevable que l’accalmie présente du cycle macroéconomique vienne du fait que notre espèce avait appris quelque chose de plus en ce qui concerne l’exploitation des ressources énergétiques ?

Comme j’y pense, j’ai quelques intuitions (obsessions ?) qui reviennent encore et encore. Intuition no. 1 : l’intensité de consommation d’énergie est liée au niveau général de développement socio-économique, y compris développement institutionnel (stabilité politique etc.). Je l’ai déjà exprimée, celle-là, dans « Les 2326 kWh de civilisation ». Intuition no. 2 : la vitesse de changement technologique est plutôt une cadence rythmée dans un cycle qu’une vitesse proprement dite. En d’autres mots, les technologies, ça change de génération en génération. Toute technologie à un cycle de vie et ce cycle de vie se reflète dans son coefficient d’amortissement. Changement au niveau de l’efficience énergétique d’un système économique se passe au rythme d’un cycle de vie des technologies. Intuition no. 3 : les marchés financiers, y compris les systèmes monétaires, jouent un rôle similaire au système endocrinien dans un organisme vivant. L’argent, aussi bien que d’autres titres financiers, c’est comme des hormones. Ça transmet l’information, ça catabolise quelque chose et anabolise quelque chose d’autre. S’il y a quoi que ce soit d’important qui se passe niveau innovation, ça engage les marchés financiers.

Dans la science, il est bon de prendre en considération l’avis d’autres personnes, pas seulement mes propres intuitions. Je veux dire, c’est aussi une bonne habitude dans d’autres domaines de la vie. Après avoir donc fait ce qui s’appelle ‘revue de la littérature’, j’avais trouvé une corroboration partielle de mes propres intuitions. Il y a un modèle intéressant d’efficience énergétique au niveau macroéconomique appelé « MuSIASEM » qui appréhende la chose précisément comme s’il était question du métabolisme d’un organisme vivant (consultez, par exemple, Andreoni 2017[1] ou bien Velasco-Fernández et al. 2018[2]).

De tout en tout, j’avais formulé un modèle théorique que vous pouvez trouver, en détail, dans ce manuscrit brouillon. Ce que je voudrais discuter et explorer ici est une composante particulière de cette recherche, un truc que j’avais découvert un peu par hasard. Lorsque je fais de la recherche quantitative, j’aime bien jouer un peu avec les données et avec les façons de les transformer. D’autre part, en sciences économiques, lorsqu’on fait des tests économétriques sur des séries temporelles, l’une des choses les plus fondamentales à faire est de réduire les effets de la non-stationnarité ainsi que ceux de la différence entre des échelles de mesure. De ce fait, une procédure commune consiste à prendre ce qu’on appelle le moment d’observation au lieu de l’observation elle-même. La première dérivée est un moment, par exemple. Le moment est donc la dynamique de quelque chose. Pour ceux qui sont un peu familiers avec l’économie, les coefficients tels que la valeur marginale ou bien l’élasticité sont des moments.

Je voulais donc jouer un peu avec les moments de mes données empiriques. Entre temps, j’avais presque automatiquement calculé les logarithmes naturels de mes données, histoire de les calmer un peu et éliminer des variations accidentelles à court-terme. Le logarithme naturel c’est la puissance à laquelle il faut élever la constante mathématique e = 2,71828 pour obtenir le nombre donné. C’est alors que je m’étais souvenu d’une interprétation possible des logarithmes naturels et de la constante « e », celle de la progression exponentielle. Je peux construire une fonction mathématique de forme générale « y = et*a » où t est le numéro de série d’une période spécifique de temps et a est un paramètre. La progression exponentielle a la réputation de représenter particulièrement bien les phénomènes qui se déploient dans le temps comme la construction d’un mur, où chaque brique consécutive repose sur les briques posées auparavant. On appelle ce type de développement « hystérèse » et en général, cela veut dire que les résultats obtenus dans la période précédente forment une base pour les choses qui se passent dans la période suivante.

Normalement, dans la version scolaire de la progression exponentielle, le paramètre « a » est constant, seulement moi, je voulais jouer avec. Je me suis dit que si j’avais déjà calculé les logarithmes naturels de mes observations empiriques, je peux aussi bien assumer que chaque logarithme est l’exposante « t*a » de la fonction « y = et*a ». J’ai donc un « a » local pour chaque observation empirique et ce « a » local est un moment (une dynamique locale) de cette observation. Question : comment extraire le « t » et le « », séparément, du « t*a » ? La réponse était toute bête : comme je veux. Je peux créer une ligne temporelle arbitraire, donc assigner à chaque observation empirique une abscisse de période selon mon gré.

A ce moment-là, je me suis dit qu’il y a deux lignes temporelles alternatives qui m’intéressent particulièrement dans le contexte donné de recherche sur l’efficience énergétique des économies nationales. Il y a une ligne de changement lent et séculaire, la cadence de mûrissement des civilisations en quelque sorte et d’autre part il y a une ligne de changement explosif à court terme. Mes observations empiriques commençaient toutes en 1990 et continuaient jusqu’en 2014. Je pouvais donc simuler deux situations alternatives. Premièrement, je pouvais considérer tout ce qui s’était passé entre 1990 et 2014 comme partie d’un processus exponentiel initialisé il y a longtemps. Un siècle auparavant, c’est longtemps, tenez. Je pouvais donc prendre chaque abscisse temporelle entre 1990 et 2014 et lui assigner une coordonnée spéciale, égale à « année – 1889 ». L’année 1990 serait donc « 1990 – 1889 = 101 » pendant que 2014 correspondrait à « 2014 – 1889 = 125 » etc.

Deuxièmement, je pouvais assumer que ma période de 1990 à 2014 représente les conséquences de quelque évènement hypothétique qui venait d’avoir pris lieu, par exemple en 1989. L’année 1990 aurait alors l’abscisse temporelle t = 1990 – 1989 = 1, et 2014 serait t = 2014 – 1989 = 25. J’avais fait ces deux transformations : pour chaque observation empirique j’avais pris son logarithme naturel et ensuite je l’avais divisé, respectivement, par ces deux abscisses temporelles alternatives, l’une sur une ligne s’étendant depuis 1889 et l’autre initialisée en 1989. Comme je ruminais ces résultats, j’avais remarqué quelque chose que j’aurais dû prévoir si j’étais un mathématicien et non pas un économiste sauvage qui utilise les maths comme un Néanderthalien utiliserait une calculatrice. Lorsque j’assume que mon histoire commence en 1990, donc que t = 1990 – 1989 = 1 etc., chaque « t » consécutif est beaucoup plus grand que son prédécesseur, mais cette différence décroit très vite. Tenez, t(1991) = 1991 – 1989 = 2 et ça fait deux fois plus que t(1990) = 1990 – 1989 = 1. Cependant t(1995) = 1995 – 1989 = 6 et ça fait juste 20% de plus que t(1996) = 1994 – 1989 = 5. Si je divise donc mes logarithmes naturels par ces « t » qui grimpent vite, mes moments « a » locaux décroissent tout aussi vite et la cadence de cette décroissance ralentit tout aussi vite.

Quel genre de phénomène dans la vie réelle une telle progression mathématique pourrait bien représenter ? Je me suis dit que si un choc profond avait pris lieu en 1989 et avait envoyé des ondes de choc de force décroissante dans l’avenir, ce serait à peu près ça. C’est alors que vient le truc vraiment intéressant dans cette recherche que je viens de faire. Les données transformées en cette onde de choc relativement courte, se répandant depuis 1989, donnent le plus grand pouvoir explicatif dans mon modèle et lorsque je parle de « plus grand » cela veut dire un coefficient de détermination qui se balance vers R2 = 0,9 et un coefficient de signifiance statistique de p < 0,001.

Encore une fois. Je prends un modèle de changement niveau efficience énergétique d’économies nationales. Je veux dire mon modèle. Je le teste avec trois types de données transformées : les logarithmes naturels, genre de calmer le jeu, ensuite des coefficients exponentiels locaux long-terme, qui commencent leur histoire en 1889, et enfin des coefficients exponentiels qui racontent une histoire explosive à partir de 1989. Les derniers, je veux dire les explosifs court-terme, racontent l’histoire la plus cohérente en termes de pouvoir explicatif. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si exceptionnel dans cette représentation particulière des données quantitatives ? Honnêtement, je ne sais pas. Tout ce qui me vient à l’esprit est ce créneau de recherche sur l’innovation et le changement technologique qui perçoit ces phénomènes comme une série d’à-coups et de virages soudains plutôt qu’une ligne continue d’évolution progressive (consultez, par exemple, Vincenti 1994[3], Edgerton 2011[4]).

Je me suis dit que – puisque je discute le mécanisme de changement de l’efficience énergétique des économies nationales, mesurée en unités de PIB par unité d’énergie consommée – il est intéressant de regarder du côté des projections officielles à long terme. Ces derniers jours, deux rapports ont été largement publicisés à cet égard : celui d’OECD et celui de PriceWaterhouse Coopers. Niveau conclusions, ils sont tous les deux plutôt optimistes et semblent contredire les pronostics alarmants de certains économistes qui augurent une crise imminente. Ce qui m’intéresse le plus, toutefois, sont les méthodologies de prédictions utilisées dans les deux rapports. Celui de PriceWaterhouse Coopers se réfère au modèle classique de Solow de 1956[5] pendant qu’OECD vogue plutôt dans la direction de la fonction de production de Cobb-Douglas, transformée en logarithmes naturels. La différence entre les deux ? La fonction de production assume un état d’équilibre macroéconomique. En fait, la fonction de production en elle-même est un équilibre et cet équilibre sert comme point de repère pour prédire ce qui va se passer le plus probablement. En revanche, le modèle de Solow ne requiert pas nécessairement un équilibre. Enfin, ça gène pas, mais ce n’est pas absolument nécessaire. Quand j’y pense, la méthodologie que je viens d’employer dans mon article est plus proche de celle de Solow, donc du rapport de PriceWaterhouse Coopers que de celui d’OECD.

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[1] Andreoni, V. (2017). Energy Metabolism of 28 World Countries: A Multi-scale Integrated Analysis. Ecological Economics, 142, 56-69

[2] Velasco-Fernández, R., Giampietro, M., & Bukkens, S. G. (2018). Analyzing the energy performance of manufacturing across levels using the end-use matrix. Energy, 161, 559-572

[3] Vincenti, W.G., 1994, The Retractable Airplane Landing Gear and the Northrop “Anomaly”: Variation-Selection and the Shaping of Technology, Technology and Culture, Vol. 35, No. 1 (Jan., 1994), pp. 1-33

[4] Edgerton, D. (2011). Shock of the old: Technology and global history since 1900. Profile books

[5] Solow, R. M. (1956). A contribution to the theory of economic growth. The quarterly journal of economics, 70(1), 65-94.

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