Je change un peu de style par rapport à mes dernières mises à jour sur ce blog et je change parce que c’est le début de l’année académique, chez moi. C’est donc le chaos habituel que je commence à aimer, par ailleurs. Cette mise à jour est donc une mise en ordre dans mes idées et mes projets.
Je commence par essayer de résumer la recherche que j’ai faite pendant les vacances. Je pose donc l’hypothèse générale que le changement technologique est un phénomène émergent, qui survient comme intégration des phénomènes partiels dans le système social dont la complexité est essentiellement insaisissable pour nous. L’hypothèse d’émergence impose par ailleurs une distinction entre le terme de changement technologique et celui de progrès technologique. Le progrès technologique est un terme fortement subjectif, basé sur un système des valeurs communes dans une société. Le progrès c’est donc du changement, comme phénomène émergent, plus notre interprétation de ce phénomène.
Cette hypothèse a d’autres conséquences, dont la plus importante et la plus pratique c’est une mise en question radicale du concept de politique technologique ou politique d’innovation, au niveau agrégé d’état, de communauté internationale ou même au niveau des grandes entreprises. Dans les soi-disant « politiques technologiques » leurs créateurs assument que nous pouvons collectivement décider de développer nos technologies dans une direction donnée et que ça va marcher. Pour autant que je sache, c’est problématique déjà au niveau des grandes entreprises. Les politiques d’innovation des années 1990 dans l’industrie automobile, par exemple, étaient dans ce style. C’était comme « tout le monde se concentre sur la création de la technologie AVBG pour les 10 années à venir et pas de discussion ». Dans la plupart des cas, les résultats étaient désastreux. Des milliards des dollars dépensés sur des projets qui échouaient de façon spectaculaire au moment de confrontation au marché. Je pense que la seule technologie fondamentale dans l’automobile qui avait émergé avec succès des années 1990 c’était la propulsion hybride (moteur électrique plus moteur à combustion interne). C’était une technologie à laquelle personne de donnait arbitrairement la priorité dans les stratégies des grandes entreprises du secteur. Le pionnier dans ce domaine, Toyota, approchait le développement de la propulsion hybride de façon très prudente et pragmatique, comme une série heuristique d’expériences contrôlées, très loin des stratégies du type « tout le monde à bord ».
Après les échecs des politiques centralisées d’innovation des années 1990, les grandes entreprises sont devenues beaucoup plus prudentes dans ce domaine. La meilleure politique semble être celle d’expérimentation abondante avec plusieurs idées nouvelles à la fois, avec une composante de compétition interne. Eh bien, lorsque je regarde les politiques qui se donnent l’étiquette « climatiques », quoi que cela veuille dire au juste, je me dis que ces hommes et femmes politiques (à propos, peut-on dire « les gens politiques » ?) feraient bien de prendre exemple des grandes entreprises. Les politiques qui commencent avec « Nous devons tous… » sont déjà suspectes. Si une telle politique assume, en plus, que la meilleure façon de stimuler l’innovation est d’introduire des nouveaux impôts, je suis contre. Oui, pour être clair : je suis vigoureusement contre le soi-disant « impôt carbone ». Je trouve cette idée dysfonctionnelle sur plusieurs niveaux, mais j’y reviendrai à une autre occasion.
Mon plat scientifique à emporter, après les vacances d’été AD 2021, est donc celui de changement technologique comme phénomène émergent qui intègre un système social complexe en ce qui concerne l’usage des ressources. Je me réfère fortement à la théorie des systèmes complexes en général et plus particulièrement à quatre modèles mathématiques là-dedans : le modèle d’automates cellulaires, celui d’essaim d’oiseaux, celui de fourmilière, et enfin celui des chaînes imparfaites de Markov.
Avec cette perspective générale dans l’esprit, je me tourne vers un projet de recherche qui est en train de prendre forme parmi moi et mes collègues à l’université. Nous pensons qu’il serait intéressant d’étudier les développements possibles dans le marché européen des véhicules électriques, plus particulièrement en ce qui concerne les modèles d’entreprise. Par « modèle d’entreprise » je veux dire la même chose que le terme anglais « business model », donc la façon d’intégrer et de gérer la chaîne de valeur ajoutée dans le marché en question.
J’explique. Si on prend le marché global des véhicules électriques, on a essentiellement trois modèles d’entreprise : Tesla, les sociétés automobiles classiques et les startups. Tesla est idiosyncratique, c’est pratiquement une industrie en soi. Leur modèle d’entreprise est basé sur une intégration verticale très poussée, aussi bien au niveau des technologies qu’à celui d’organisation. Tesla avait commencé par faire des bagnoles électriques, puis ils ont enchaîné avec des stations de chargement et du photovoltaïque. C’est une chaîne de plus en plus longue des technologies verticalement connectées. D’autre part, le concept de « giga factory », chez Tesla, c’est de l’intégration verticale opérationnelle. L’idée consiste à convaincre les fournisseurs de localiser, dans la mesure du possible, leurs centres de fabrication dans la même usine où Tesla fait ses voitures. Simple et génial, j’ai envie de dire.
Tesla a donc un modèle d’entreprise très fortement intégré à la verticale et – comme j’ai pu le constater en observant leurs finances au fil des années – ça a pris du temps d’apprendre comment gérer cette chaîne de façon à capter proprement la valeur ajoutée. Ce n’est que récemment que tout ce bazar a commencé à être profitable. Là, il y a une question qui me fascine : pourquoi est-ce qu’autant de gens avaient mis autant d’effort dans l’expérimentation tellement coûteuse avec un modèle d’entreprise qui, pendant des années (pendant presque une décennie, en fait), semblait n’avoir aucune perspective réaliste de dégager du profit ?
Oui, je sais, Elon Musk. Le gars est fascinant, je suis d’accord. Seulement une organisation de la taille de Tesla, ça ne se crée pas autour d’une seule personne, même aussi géniale qu’Elon Musk, qui, par ailleurs, tout en étant un génie, n’est pas vraiment charismatique. Les grandes organisations, ça émerge de la complexité du tissu social, en intégrant certaines parties de ce tissu. Il est très dur de créer une grande organisation et il est encore plus dur de la tenir en place à long terme. Il doit y avoir des mécanismes sociaux sous-jacents qui soutiennent et stimulent ce phénomène.
A côté de Tesla, il y a les producteurs automobiles établis, comme Daimler Chrysler, Toyota, le groupe PSA etc. Aujourd’hui, c’est devenu presque un impératif pour un producteur automobile de faire des véhicules électriques. Seulement ces producteurs-là, ils maintiennent le modèle d’entreprise bien morcelé verticalement, avec du outsourcing poussé et aucune tentative marquée d’adopter le modèle super-intégré de Tesla.
A côté de tout ça, il y a beaucoup des startups dans le marché des voitures électriques et ça, c’est même plus fascinant que Tesla. Pendant des décennies, l’automobile semblait être complétement fermé à ce type de petite entreprise créative, agile et coriace dont en voit plein dans l’informatique, la nanotechnologie ou bien la biotechnologie. Paradoxalement, le moment où Tesla a réussi de stabiliser financièrement sont modèle d’entreprise super intégrée, des startups ont commencé à proliférer. C’est comme si l’émergence d’un organisme géant très spécifique avait enclenché l’émergence des petites bestioles expérimentales de toute sorte.
Je me demande donc quel peut bien être ce mécanisme sous-jacent d’émergence des modèles nouveaux d’entreprise avec l’avènement des véhicules électriques. Voilà mon hypothèse de travail no. 1 à ce sujet : l’émergence rapide de nouveaux modèles d’entreprise manifeste une tendance poussée de la société à expérimenter et ceci, à son tour, témoigne de l’orientation collective sur un certain type de résultat.
Il y a ce principe, formulé, je crois, par Sigmund Freud. Si nous voulons découvrir les motivations réelles et profondes d’une personne qui ne sait pas comment les articuler, regardons les conséquences de ses actions. Ces conséquences disent beaucoup sur les valeurs et les tendances personnelles. La civilisation est une histoire. C’est un peu comme une personnalité. La prolifération des véhicules électriques à deux conséquences majeures. D’une part, nous réduisons notre dépendance du pétrole. Ceci contribue à protéger l’environnement, mais ça permet aussi de remuer un peu l’équilibre géopolitique. En Europe, par exemple, nous n’avons pas de pétrole local et aussi longtemps que nous roulons sur des moteurs à combustion interne, notre système de transport routier est stratégiquement dépendant d’une ressource que nous n’avons pas. A l’échelle globale, l’abandon du combustible en faveur des véhicules électriques, ça réduit la dépendance stratégique vis-à-vis des pays pétroliers et c’est in changement géopolitique majeur.
La seconde conséquence majeure de la transition vers le véhicule électrique est une accélération spectaculaire dans le développement des technologies de stockage d’énergie. Remarquons, par ailleurs, que chaque voiture est un réservoir mobile d’énergie. Ça concerne toutes les voitures, celles à combustion interne aussi. Le réservoir d’essence est un réservoir mobile d’énergie. Le développement d’automobile en général, donc des moyens de transport qui bougent avec leur propre énergie, équivaut au développement d’un réseau géant de petits réservoirs mobiles d’énergie.
Notre civilisation s’est largement développée, à travers des millénaires, sur la base des technologies de stockage. Le stockage de nourriture semble avoir joué un rôle crucial, mais le stockage d’énergie est important aussi. Toute l’industrie des carburants fossiles est largement l’histoire de découverte comment stocker et transporter une source d’énergie. Les véhicules électriques, ça peut être la génération 2.0 dans ce domaine.
Voilà donc que je peaufine mon hypothèse de travail, comme no. 2 : l’émergence rapide de nouveaux modèles d’entreprise dans l’industrie des véhicules électriques est un phénomène émergent d’expérimentation collective orientée sur le réaménagement des relations géopolitiques basées sur la dépendance du pétrole ainsi que sur le développement des technologies de stockage d’énergie.
Eh bien voilà une jolie hypothèse. De quoi parler à la prochaine réunion de la faculté.
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