Mon éditorial
J’hypothèse. Ça veut dire que je crée des classeurs pour ranger la réalité dedans. Après la revue de littérature que j’ai faite avant-hier (consultez “It warms my heart to know I am not totally insane” ), je pose l’hypothèse suivante : la création de systèmes énergétiques locaux avec 100% d’énergie renouvelable est significativement influencée par les coûts de transaction qui accompagnent la transition du capital vers de tels projets. Je sais, ça a l’air plutôt simpliste, mais il faut bien que je commence avec quelque chose. En fait, j’essaie de généraliser sur les faits présentés par Karen Wendt[1]. En termes de rangement de réalité, cette hypothèse a l’air spacieuse, comme ces sacs de marin : juste un gros sac, sans pochettes de rangement à l’intérieur, mais avec un espace respectable pour fourrer des trucs dedans et en plus, ça se porte bien sur l’épaule. Comment puis-je savoir que ça se porte bien ? Ben voilà, je peux la transporter rapidement presque n’importe où à travers les sciences sociales et je trouverai toujours un endroit pour l’accrocher. Dans le cadre des sciences économiques c’est facile comme tout, puisque les coûts de transaction sont une notion admise et même dotée d’un prix Nobel pour Oliver Williamson. En sociologie, je l’accroche pratiquement à tout ce qui concerne les structures sociales. Si je décide de naviguer la psychologie, je peux prendre ce gros sac sur un voyage à travers la psychologie évolutive et son truc de hiérarchisation.
Bon, maintenant je survole rapidement les faits. Tout d’abord, je vérifie les faits de base en ce qui concerne la consommation d’énergies renouvelables. Je prends les données de la Banque Mondiale en ce qui concerne la part d’énergie renouvelable dans la consommation totale (https://data.worldbank.org/indicator/EG.FEC.RNEW.ZS ) et je les mixe avec ma base de données que j’ai bâti sur l’ossature de Penn Tables 9.0 (Feenstra et al. 2015[2]). Ce que je calcule en premier lieu c’est comment cette part d’énergie verte a changé dans le temps. Sur mon site https://discoversocialsciences.com j’ai placé un fichier Excel correspondant, en anglais . La première chose qui frappe, c’est que ce pourcentage d’énergie en provenance de sources renouvelables avait à peine changé sur les 30 dernières années, si on le calcule comme valeur agrégée globale (donc si nous tenons compte des parts respectives de chaque pays dans le bilan énergétique global) : c’est juste monté de 17,9% en 1990 jusqu’à 18,9% en 2014. Pas vraiment un tremblement de terre. En revanche, si je calcule ce pourcentage comme moyenne arithmétique entre pays, ça fait plus et ça plonge, de 36,04% en 1990 vers 32,3% en 2014. La variance autour cette moyenne, donc la variabilité de notre indicateur, a l’air plutôt stable, si on la mesure comme le quotient de la variance par la moyenne. La médiane – donc le niveau en-dessous duquel on trouve exactement 50% des pays observés chaque année – suit une trajectoire encore différente, un peu fluctuante entre 21 et 30%.
Les changements globaux en termes de participation d’énergies vertes dans le cocktail énergétique de notre société suggèrent quelques régularités. Il y a une sorte de schéma spatial, ou les économies nationales les plus volumineuses en termes de consommation totale d’énergie – donc surtout les pays développés ainsi que ceux du BRIC – se déplacent systématiquement vers une base énergétique de plus en plus verte, pendant qu’un nombre relativement grand de pays en voie de développement ainsi que certaines économies émergentes montrent des signes d’accroître la participation d’énergie non-renouvelable dans le total. Là, une clarification s’impose. Nous parlons du pourcentage d’énergie renouvelable dans la consommation finale d’énergie et non pas dans sa génération primaire. Ce serait donc un malentendu d’interpréter ce pourcentage comme la part relative de centrales électriques vertes dans la production totale. C’est la consommation, pas la génération, et en ce qui concerne la consommation finale d’énergie il y a un facteur à ne pas négliger : la bagnole. La graaande majorité des voitures sont des bons vieux classiques à combustion interne. Plus de voitures par une centaine d’habitants veut dire plus de carburant fossile brûlé. L’une des composantes de base d’avancement social dans les pays en voie de développement et dans les économies émergentes est l’achat de plus de voitures par ménage. C’est surtout ça le secret des pays qui – suivant cet indicateur de pourcentage de renouvelables dans le total – semblent aller à rebours de ce que nous percevons comme « révolution verte ».
Si je retourne donc à mon hypothèse, je peux dire qu’à l’échelle globale, la finance, elle se decarbonise à un rythme de tout ce qu’il y a de plus respectable. Sans à-coups, mollo. Ce sont plutôt les idiosyncrasies nationales et régionales et termes de decarbonisation qui sont intéressantes. Quel rapport avec mon hypothèse de départ ? A première vue, ces coûts de transaction dont je parle, ils suivent des régularités globales plutôt qu’un schéma universel. Je la reformule, mon hypothèse : la création de systèmes énergétiques locaux avec 100% d’énergie renouvelable est significativement influencée par les coûts de transaction qui accompagnent la transition du capital vers de tels projets et qui sont spécifiques aux économies nationales.
Bon, je continue avec cet aspect embarrassant de la science, donc avec les faits. Je transforme mon pourcentage d’énergie renouvelable en quantité absolue, en le multipliant par la consommation moyenne d’énergie par tête d’habitant, en kilogrammes d’équivalent-pétrole (consultez https://data.worldbank.org/indicator/EG.USE.PCAP.KG.OE ). Un kilo d’équivalent-pétrole équivaut, en fait, à 11,63 kilowattheures, en fait. J’obtiens donc, pour chaque pays et chaque année dans ma base de données, la consommation totale d’énergie renouvelable en milliers de tonnes d’équivalent-pétrole. Ensuite, j’ai calculé la moyenne nationale de consommation d’énergie renouvelables pour chaque année et je l’ai mis côte à côte avec le stock moyen national de capital fixe, en millions de dollars constants 2011, aux parités courantes de pouvoir d’achat. Voilà une autre portion de faits que vous pouvez trouver dans un autre fichier Excel en anglais, sur mon site https://discoversocialsciences.com. J’ai facilité la digestion de ces faits en transformant les deux valeurs absolues en indexes, basées sur la valeur observée, dans chaque cas, en année 2000. Cette méthode, appelée indexation à base fixe, est utile lorsqu’on veut tracer, graphiquement, les tendances suivies par des variables qui ont des quantités très différentes l’une de l’autre. Si une variable dénote des valeurs absolues 10 fois plus grandes que l’autre, par exemple, le graphe peut être difficile à lire. J’indexe avec base fixe et mes deux courbes suivent le même ordre de grandeur.
Alors, comme je compare l’index de consommation nationale moyenne d’énergies renouvelables avec celui du capital fixe accumulé à l’échelle nationale, les deux montent, mais le capital monte plus vite. Cela veut dire que le stock de capital accumule plus vite que la consommation d’énergie renouvelable. A ce point-là, je peux illustrer mon train de raisonnement de façon suivante : si je pose l’hypothèse qu’il ait un lien quelconque entre la consommation d’énergie renouvelable et le stock de capital, j’imagine chaque tonne d’énergie renouvelable comme accompagnée, en quelque sorte, par une certaine quantité de capital. En absence de coûts de transaction, cette quantité de capital par tonne d’énergie verte devrait être plus ou moins constante, ou tout du moins oscillante légèrement autour d’une constante. Seulement voilà, ce ratio de capital par tonne d’équivalent-pétrole, il a une tendance clairement croissante : en 2014, il était deux fois plus grand qu’en 1990. Si un sou a le choix entre s’attacher à une tonne d’équivalent-pétrole d’énergie renouvelable ou bien s’attacher à quoi que ce soit d’autre, il choisira plutôt ce quoi que ce soit d’autre. Il y a quelque chose qui empêche ce sou d’aller de son libre gré vers les énergies renouvelables. Dans les sciences économiques, ce quelque chose qui gêne le mouvement des sous – hormis bien sûr le manque des sous – ce sont précisément les coûts de transaction.
Vous pouvez remarquer que je viens d’utiliser la logique Bayésienne : j’ai imaginé un monde parfait (à quoi tout le monde à droit) et une courbe correspondante. J’ai donc jeté ma première balle « W », en des termes originels de Thomas Bayes (Bayes, Price 1763[3]). Ensuite, je vérifie à quel point la réalité correspond à ma vision – je jette la seconde balle « O » et je regarde sa distance de la ligne établie par la balle « W ». En fait, si je regarde bien ces deux lignes que vous pouvez trouver dans ce fichier Excel , mon index de consommation d’énergies renouvelables s’éloigne de l’index de capital. Avec chaque année, les chances Bayésiennes de les voir à égalité diminuent : il y a de moins en moins de façons d’avoir un sou de capital fixe attaché avec une probabilité de 50% à une tonne d’équivalent-pétrole d’énergie renouvelable.
Bon, je sais que c’est compliqué, mais gardez votre calme. On va avancer mollo, jour après jour, jusqu’au but. A bientôt.
[1] Wendt, K., 2016, Decarbonizing Finance – Recent Developments and the Challenge Ahead, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=2965677
[2] Feenstra, Robert C., Robert Inklaar and Marcel P. Timmer (2015), “The Next Generation of the Penn World Table” American Economic Review, 105(10), 3150-3182, available for download at http://www.ggdc.net/pwt
[3] Mr. Bayes, and Mr Price. “An essay towards solving a problem in the doctrine of chances. by the late rev. mr. bayes, frs communicated by mr. price, in a letter to john canton, amfrs.” Philosophical Transactions (1683-1775) (1763): 370-418