Cinq entreprises de pompes funèbres et un restaurant

Mon éditorial

J’ai l’habitude de chercher, à dessein, au moins une ou deux occasions par an de participer dans la préparation d’un business plan réel. Mon expérience personnelle de recherche scientifique me dit qu’il est très facile de tomber dans de la théorie plus ou moins ésotérique (c’est-à-dire le genre de théorie que très peu de personnes comprennent), donc facile de s’éloigner de la vie réelle. Un business plan, ça me ramène droit dans la réalité, surtout quand ça sert à convaincre une banque de financer le projet. Cette fois, je suis sur un projet immobilier situé dans ma ville : Cracovie (Pologne). Le sujet m’intéresse. Je suis un peu obsédé par l’idée d’intelligence collective et par la géographie de la société humaine comme une des expressions les plus fondamentales de ladite intelligence. Comme vous avez peut-être pu le constater, j’examine, pas à pas, des différents outils théoriques que je soupçonne pouvoir être utiles dans la recherche sur l’intelligence collective. Un business plan pour un projet immobilier, ça m’oblige à réduire toute cette théorie à des choses vraiment terre à terre, des questions à la fois fondamentales et pratiques. J’en profite pour faire un petit cours de microéconomie.

Alors, lorsqu’on parle pratique dans l’immobilier, les prix viennent en tête comme sujet d’étude de marché. En Pologne, les prix des terrains de construction immobilière évoluent comme un peu en détachement des prix des bâtiments eux-mêmes, surtout lorsqu’on parle de l’immobilier de logement. Les prix des terrains de construction dans les grandes villes polonaises croissent régulièrement depuis 2011. Il y a des petits chavirements de courte durée, comme un ou deux mois, mais la tendance de long terme, depuis 2011, est fermement ascendante. En même temps, les prix des logements, après une plongée très profonde entre 2007 et 2014, avaient recommencé à grimper depuis, mais c’est vraiment timide comme croissance.   Si vous voyiez ces deux tendances de prix – que je ne peux malheureusement pas reproduire ici, par respect des droits d’auteur et que ceux parmi vous qui connaissent le polonais peuvent voir par eux-mêmes sous ce lien hypertexte – ont l’air de représenter deux marchés différents.

L’une des leçons de base en économie est que si les prix empiriquement observables semblent représenter deux marchés différents, le plus vraisemblablement ils représentent deux marchés différents. J’assume donc que dans les grandes villes polonaises il y a deux marchés distincts qui se superposent l’un à l’autre, aussi bien métaphoriquement que littéralement : le marché des terrains d’une part et celui d’immobilier de logement d’autre part. L’analyse de base en ce qui concerne les prix est celle d’équilibre Marshallien entre l’offre et la demande. La croissance du prix moyen est alors représentée comme une croissance de demande plus rapide que celle de l’offre. Bon, je modèle. Classiquement et gentiment, comme dans un manuel de microéconomie, je représente : la demande comme D, l’offre comme S, le prix c’est P et la quantité est représentée comme Q (c’est vraiment drôle juste durant les quelques premières minutes). Leurs taux de croissance respectifs sont : ∂D, ∂S, ∂P et ∂Q. La croissance systématique des prix est un cas de (∂D/∂S) > 1 ainsi que ∂P*∂Q = ∂D/∂S.

Si les prix P(TR) des terrains de construction croissent suivant une tendance différente de celle des prix P(LB) des logements, je peux tranquillement assumer (∂D(TR)/∂S(TR)) ≠  (∂D(LB)/∂S(LB)). Il y a une intuition intéressante à propos du marché de l’immobilier en général, probablement depuis les écrits de David Ricardo : la demande pour terrains de construction change beaucoup plus vite que leur offre. L’offre c’est essentiellement le paysage autour de nous plus les dispositions légales quant à son exploitation. La demande est un flot complexe de capital, couvrant toute une gamme de sources passives : fonds propres, prêt, fonds fiduciaires et toutes sortes d’autres trucs qu’homo sapiens a inventé au cours des siècles. L’offre est plus ou moins constante à court terme, surtout en terrain urbain. Cependant, à moyen terme, l’offre est décroissante. Avec chaque nouvelle vente de terrain, la quantité qui reste à vendre diminue. Ça va même plus loin : à mesure que la demande croît, l’offre diminue. Plus grande est la superficie totale de terrains demandée par les investisseurs, plus grande est la décrue dans la superficie qui reste à la disposition d’acheteurs futurs. David Ricardo en avait déduit, quelques cinq décennies avant Karl Marx, une source inhérente de crises dans le capitalisme industriel.

En revenant à mon business plan et à l’environnement urbain de ce projet, la structure profonde de l’espace habité dans ma ville semble changer. L’immobilier de logement est progressivement remplacé par de l’immobilier utilitaire, surtout par de l’espace de bureau et par celui occupé par le commerce et les services. Les tendances mutuellement autonomes dans les prix respectifs du terrain et des logements posent une sorte de paradoxe à travers mon business plan. D’une part, une fois que quelqu’un a acheté un bâtiment dans le centre-ville, il peut simplement attendre que la hausse des prix du terrain lui offre in retour confortable sur investissement. Cependant, une telle stratégie est passive point de vue flux de trésorerie : le pognon investi initialement dans l’achat ne peut être récupéré qu’une fois le bâtiment revendu à l’investisseur suivant. Si je veux assurer un peu de mouvement de capital liquide dans ce projet, cette spéculation simpliste n’est pas nécessairement la meilleure stratégie. Il faut quelque chose qui pousse le pognon à circuler et dans l’immobilier ce quelque chose c’est la vente à la pièce ainsi que la location.

Mon flux de trésorerie, il commence avec l’achat de l’immeuble et sa rénovation, pour un montant K(t0). Bien sûr, comme K(t0) est une dépense, il a un signe négatif : K(t0) < 0. La dépense de trésorerie peut être réduite par le moyen d’un prêt, disons 70% de K(t0). En généralisant, le montant du prêt sera égal au produit d’un coefficient ƒ de levier financier (c’est-à-dire le pourcentage de la valeur comptable d’actifs couvert par l’emprunt), exprimé en pourcentage, multiplié par K(t0). J’ai donc initialement deux stratégies d’investissement : dépenser K(t0) d’un coup ou bien se donner un coup de levier financier et dépenser juste (1 – ƒ)*K(t0), tout en donnant à mon banquier l’occasion de me prêter ƒ*K(t0). Du côté actif de ma trésorerie, j’espère un flux de loyer L payé par les tenanciers des locaux commerciaux, ainsi qu’un flux V de recettes de la vente d’appartements séparés à l’intérieur de l’immeuble.  Le flux L commence à un moment ti après l’acquisition de l’immeuble et continue jusqu’à un moment hypothétique tn dans l’avenir. C’est donc quelque chose comme L(ti -> tn). En ce qui concerne la vente d’appartements, je la localise à un moment tk, plus ou moins unique dans l’avenir. Je pense donc en termes de V(tk). Si je finance l’acquisition et la rénovation de l’immeuble avec fonds propres uniquement, c’est à peu près tout en termes de flux de trésorerie. En revanche, si je décide d’inclure une banque dans mon business, j’aurai à dépenser, dans l’avenir, le remboursement de mon prêt, donc ƒ*K(t0), ainsi que les intérêts ƒ*K(t0)*((1 + r)m)) calculés sur la base d’un taux d’intérêt r. Somme toute, mes deux stratégies financières – que j’appelle 1 et 2 faute de meilleure idée – se présentent comme des flux de trésorerie FT, respectivement FT1 et FT2, plus ou moins suivant les formules ci-dessous :

Stratégie 1, sans emprunt : FT1 = -K(t0) + L(ti -> tn) + V(tk)

Stratégie 2, avec levier financier : FT2 = -(1 – ƒ)*K(t0) + L(tj -> tn) + V(tk) – ƒ*K(t0) – ƒ*K(t0)*((1 + r)m)   

Bon, alors maintenant il est temps que je me penche un peu sur ces L(tj -> tn) et ces V(tk). Ça ne va pas se mettre en marché tout seul. Mettre un bien en marché veut dire s’adresser à un client. Question importante : qui sera mon client dans ce cas ? J’avais jeté mon filet vraiment large et j’en retire des informations très diverses. Tout d’abord, un peu de démographie. Ma ville, Cracovie, est officiellement assez stable en termes de population : ça vacille entre 795 et 800 mille habitants officiellement enregistrés comme tels. Ces statistiques ne reflètent pas la réalité et néanmoins ils en reflètent une partie. La partie en question c’est la pyramide de l’âge. La population officielle de la ville se penche progressivement vers deux catégories d’âge : d’une part les jeunes adultes entre 30 et 40 ans, et d’autre part les seniors après la soixantaine. La partie cachée, que les statistiques officielles ne reflètent pas (encore ?), c’est une double migration. La population réelle de la ville s’est très largement répandue dans des communes satellites qui sont devenues des banlieues de fait. La ville de Cracovie devient progressivement le noyau d’une petite agglomération. Des estimations semi-officielles parlent de quelques 1,2 million de personnes au total dans cette structure hétérogène. Comme dans toute agglomération, il y a ce phénomène de circulation entre le centre et la périphérie. C’est une circulation journalière faite des voyages « chez moi – boulot – chez moi à nouveau », aussi bien qu’une circulation plus séculaire au rythme des déménagements et des déplacements à travers la hiérarchie sociale. La seconde couche de migration est composée d’Ukrainiens, jeunes pour la plupart, pour lesquels Cracovie est l’une des escales les plus évidentes dans leur recherche de vie meilleure. Une estimation très conservatrice parle d’à peu près 200 milles de personnes.

Les faits démographiques forment la trame du marché de l’immobilier. Dans ce vaste tissu, mon projet se situe dans le quartier de Grzegorzki. En termes des prix, les logements ici sont plutôt chers et plutôt grands. C’est l’un de ces endroits dans la ville où vous pouvez faire de vraiment bonnes affaires en vendant des appartements de 100 mètres carrés ou plus. Les prix par mètre carré sont de 15 à 60% plus élevés qu’ailleurs et les prix les plus hauts sont précisément atteints dans la vente d’appartements les plus grands. Le quartier où, par ailleurs, j’avais passé une partie de mon enfance et dont je me souviens comme plutôt pauvre, est en train de devenir BCBG. En des termes utilitaires, l’immeuble pour lequel je prépare ce business plan est composé de trois parties distinctes : deux étages plus un grenier habitable en-dessus, deux locaux commerciaux au rez-de-chaussée, avec pignon sur rue et des arrière-boutiques, et enfin un sous-sol spacieux qui peut être fonctionnellement attaché aux appartements des étages supérieurs ou bien aux locaux commerciaux du rez-de-chaussée, quoi qu’il y a une vision alternative de l’exploiter de façon autonome pour quelque activité commerciale suffisamment originale pour compenser le manque relatif de lumière du jour.

J’ai pu constater que le quartier est nettement meilleur pour la vente d’appartements que pour la location de locaux commerciaux. Très près de cette adresse, il y a un centre commercial plutôt bien, qui a fini par dominer très nettement l’activité de commerce et de services dans les environs. En des termes de business plan cela veut dire que la location de locaux commerciaux est soumise à une pression beaucoup plus forte sur les loyers que c’est le cas pour les prix d’appartements. Dans cet endroit précis de la ville, il vaut mieux acheter de l’immobilier pour le revendre ensuite que pour le louer. En plus, il y a un détail à la fois embarrassant et amusant : dans les environs immédiats de l’immeuble, il y a cinq entreprises de pompes funèbres et seulement un restaurant. Un peu étrange, au moins pour moi.