Mon éditorial
Voilà ! Je reviens. Je me suis absenté de ce blog pour quelques jours mais que voulez-vous : la vie d’un prof d’université, surtout au début de l’année académique, c’est une vie bien abondante. Les cours commencent, donc je suis pris en classe, et la fin de l’année semble soudainement tellement plus proche, et il devient pressant de gérer ce qui reste de mes fonds de recherche. De toute façon, même si je le suis un peu déconnecté de mon blog pendant quelques jours, ça a été une déconnexion féconde. Non, ce n’est pas ce que vous pensez : j’ai tout simplement fini d’écrire un article où j’ai plus ou moins développé cette idée de corrélation entre la structure de la population humaine et l’accès à l’énergie, sous toutes ses formes, bouffe incluse. La version pré-éditoriale de l’article, en anglais, est accessible sous ce lien hypertexte-là . Du nouveau, là-dedans ? Certainement. Je viens de construire une preuve que la grande majorité des pays dans le monde pourraient virer à 180 degrés vers les énergies renouvelables et ce virage non seulement n’aurait pas compromis leur stabilité socio-économique, mais aussi il pourrait créer des conditions pour accommoder des populations plus grandes que maintenant. Dans tout cet optimisme, il y a des réserves. Les deux pays les plus peuplés du monde – la Chine et l’Inde – déteignent de ce fonds optimiste. Dans leurs cas, mon modèle semble ne pas marcher.
Bon, j’explique. C’est une fraîche tranche de science, bien chaude, droit du four, et je pense qu’une exposition de ma méthode et de mes résultats pourrait être bien utile comme du matériel éducatif. Alors voilà : je me suis concentré sur cette équation de base de Paul Krugman (Krugman 1991[1], équation no. 1) où la différentiation spatiale d’une économie se développe par la suite d’une une sorte de tension entre le secteur manufacturier de l’économie et le secteur agraire. J’ai essayé de comprendre vraiment le fond des fonds de cette équation et je suis venu à la conclusion qu’une telle tension se développe, en fait, à chaque fois que deux secteurs d’un même système socio-économique changent à des vitesses différentes. Celui qui change plus vite va inévitablement absorber la part de lion du capital et de la main d’œuvre et c’est ainsi qu’il créera une différentiation progressive de l’espace habité par les hominides intelligents (enfin, suffisamment intelligents pour créer des secteurs économiques) en un centre et une périphérie. A ce point-là, je me suis souvenu de mon intuition générale en ce qui concerne l’énergie : nous l’absorbons sous deux formes différentes, comme alimentation et comme technologie. Les habits alimentaires et leur contexte économique, ça change lentement. En revanche, les technologies qui nous permettent d’utiliser l’énergie plutôt que de la manger, ça change vite.
J’ai donc retourné à cette équation de base que je vous avais déjà présentée : « Population = a * (Energie, pouvoir µ) * (absorption alimentaire, pouvoir 1 – µ) » (consultez : “Ma formule magique marche dans certains cas, et pas tout à fait dans des cas autres que certains” ), seulement maintenant, je voulais estimer les paramètres pour chaque pays bien dans l’esprit originel de la fonction de production de Charles W. Cobb et Paul H. Douglas[2]. Je voulais donc établir, pour chaque pays séparément, une fonction d’équilibre général entre la population, telle qu’elle est en l’endroit donné au moment donné, et l’agrégat de population potentiellement possible avec un régime alimentaire donné et une consommation donnée d’énergie. Comme vous voyez, il y a beaucoup de donné dans tout ça et c’est justement là toute la spécificité de la méthode de Cobb et Douglas. On travaille avec les valeurs absolues. Pas des logarithmes, pas des valeurs standardisées, mais bien avec les valeurs absolues. Dans un tel cas, il faut beaucoup d’expérimentation avec les unités de mesure avant que ça marche. C’est probablement pour ça que nous, les économistes, on n’aime pas vraiment travailler avec les magnitudes réellement observées des phénomènes mais bien plutôt avec quelque chose de transformé et bien calme.
Finalement, j’étais arrivé à quelque chose d’intelligible avec la population exprimée en millions, sur le côté gauche de l’équation, et sur le côté droit l’énergie consommée par an par tête d’habitant, en tonnes d’équivalent pétrole, ainsi que l’absorption alimentaire par an par tête d’habitant, en mégacalories (donc en milliers de ces kcal que vous pouvez voir sur les emballages des produits alimentaires).
Le truc que j’avais réussi à faire, alors, pour plus d’une centaine des pays du monde entier, chaque pays pris séparément, était de trouver un telle valeur du paramètre µ – dans « Energie par habitant pouvoir µ, multipliée par absorption alimentaire pouvoir 1 – µ » – qui conduisait à calculer la taille d’une population hypothétique à peine plus grande que la population réelle. A peine veut dire quelques pourcents. C’est un peu comme une fonction de création d’espace habitable pour les humains. Si vous connaissez donc des divinités à la recherche d’inspiration pour créer des réalités mythiques, donnez-leur l’adresse de ce blog : j’ai une fonction de création bien robuste. Robuste, dans ce cas, veut dire que la proportion entre cette population hypothétiquement calculée et la population réelle demeure bien stable dans le temps. Tout en jouant au Bon Dieu, je me suis aperçu que la création d’espace vital sur la base de l’énergie, ça ne se passe pas du tout de la même façon dans tous les 116 pays que j’ai testé. Il y a des pays où c’est bien l’utilisation d’énergie qui a le pouvoir dominant dans cette fonction, mais il y en a aussi où c’est exactement l’inverse : c’est le régime alimentaire qui a la main donnante dans la création d’espace habitable. Vous direz « Bien sûr ! Faut pas avoir un doctorat pour le savoir : il y a des gens affamés dans ce monde et leur espace habitable c’est surtout leur prochain repas, pas vraiment la prochaine Lexus hybride ». C’est partiellement vrai, mais il y a des grosses surprises. Tenez les Etats-Unis. Ils sont bien nourris, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, n’est-ce pas ? Eh bien, aux Etats-Unis, le modèle marche seulement si la consommation d’énergie par tête d’habitant a un pouvoir de µ = 0,3 et pas plus. Naturellement, l’absorption alimentaire gagne un pouvoir 1 – µ = 0,7 dans la création d’équilibre démographique. Juste pour vous donner une idée : mon pays natal, la Pologne, ça se balance dans mon modèle (drôle de jeu de mots, par ailleurs) avec énergie pouvoir µ = 0,56 et la bouffe par habitant (donc ma bouffe à moi aussi) pouvoir 1 – µ = 0,44. Si donc nous, les Polonais, on se compare avec les Américains, notre changement démographique est basé plus sur l’utilisation de l’énergie à travers la technologie et moins sur l’absorption alimentaire. Comment ça marche ? Honnêtement, je ne comprends pas encore. Je viens de trouver et prouver la validité d’une fonction qui produit des populations à partir de la bouffe et de l’énergie à brûler, mais je suis comme un apprenti sorcier : j’ai jeté des ingrédients dans la marmite et j’ai obtenu une potion plus qu’intéressante mais je n’y comprends que dalle.
Le truc qui est même plus intéressant est que j’ai réussi à stabiliser mon modèle avec la même robustesse après avoir remplacé la consommation totale d’énergie par tête d’habitant avec juste la consommation d’énergies renouvelables. En termes de théorie économique cela veut dire que j’ai éliminé de la civilisation toutes les technologies basées sur les énergies non-renouvelables, en ne laissant que celles à 100% renouvelables et après ce petit remue-ménage j’ai encore réussi à stabiliser cette civilisation, dans plus de 100 pays différents. Etrange ? Eh ben oui. Je suis étonné par les résultats que j’ai obtenus. Honnêtement. Pas de conneries. Souvent, dans la science, on écrit des articles quand les résultats de la recherche ne sont plus un puzzle. Moi, dans ce cas précis, j’ai écrit cet article parce que j’étais carrément sidéré par mes propres résultats.
[1] Krugman, P., 1991, Increasing Returns and Economic Geography, The Journal of Political Economy, Volume 99, Issue 3 (Jun. 1991), pp. 483 – 499
[2] Charles W. Cobb, Paul H. Douglas, 1928, A Theory of Production, The American Economic Review, Volume 18, Issue 1, Supplement, Papers and Proceedings of the Fortieth Annual Meeting of the American Economic Association (March 1928), pp. 139 – 165