Souffler la poussière du vieux déterminisme technologique façon Karl Marx

Mon éditorial

Je continue avec la revue de littérature, que j’avais commencée hier, à propos de l’histoire des technologies (consultez « Provisionally saying goodbye from the year 1990 » ). J’ai donc ce créneau de recherche historique où l’histoire des technologies c’est avant tout l’histoire d’interactions entre les technologies et la structure sociale autour d’elles. Jusqu’à maintenant, la thèse la plus intéressante est celle du déterminisme technologique : la société donne forme à des technologies nouvelles et ces technologies, à leur tour, renforcent certaines structures sociales et certaines institutions au dépens d’autres. Voilà donc une base bien évolutionniste, que j’avais déjà exploité avant de prendre connaissance de ces articles. Les quatre auteurs – Mumford en 1964[1], MacKenzie en 1984[2], Mahoney en 1988[3] ainsi que David en  1990[4] – ils parlaient tous grande échelle. Leur cour de raisonnement suivait les civilisations entières. En allant un peu en avant dans le temps j’ai trouvé, en 1994, un article fascinant de Walter G. Vincenti où l’auteur trace l’histoire d’une seule invention : l’atterrisseur rétractable et sa prise de forme sous l’influence de John K. (« Jack ») Northrop, l’un des pionniers de l’aviation (Vincenti 1994[5]). En passant au peigne fin les comptes rendus des tests de laboratoire, conduits sous la supervision de John K. Nortrop, Walter Vincenti découvre que dans le schéma général « variation – sélection », bien connu comme un outil de base dans l’ingénierie, la sélection entre les variantes multiples de roues d’atterrissage avait tendance à suivre un chemin très émotionnel et très marqué par des influences sociétales. Par exemple, lorsque la mode du jour était la vitesse, donc lorsque le plus de commandes pour des avions à construire venait de la part des riches amateurs du risque aéronautique, les variations des roues d’atterrissage favorisant la vitesse au dépens de la sécurité prenaient le dessus, sans aucun égard pour la capacité de chargement, par ailleurs. Lorsque, en revanche, les années 1930 avaient apporté une angoisse croissante à propos d’une guerre possible, et lorsque, par conséquent, l’armée s’intéressait de plus en plus aux inventions de John « Jack » Northrop, il a commencé à favoriser des atterrisseurs orientés sur la solidité et la fiabilité, en sacrifiant le côté aérodynamique.

La conclusion générale de la part de Walter Vincenti est que le développement de la technologie d’atterrisseurs rétractables avançait au pas de danse plutôt qu’au pas de marche. Il y avait des longs épisodes de plusieurs années quand la sélection des certaines solutions au dépens d’autres n’avait d’autre explication que la mode ou les préférences temporaires des clients les plus importants dans le carnet des commandes. Vincenti avance une observation intéressante : sans toute cette valse entre caprices, le développement de cette technologie spécifique, l’atterrisseur rétractable, pourrait bien avoir été plus rapide d’une bonne décennie, seulement sans ces aller-retours entre des préférences sociales différentes, tout le potentiel de cette technologie (par exemple son impact sur les matériaux utilisés) ne serait peut-être pas libéré. L’ingénierie, selon Walter Vincenti, comme elle se passe dans la vie réelle, est loin d’être un processus aussi froidement calculé et objectivement balancé que ça pourrait sembler. Je retrouve une histoire pareille chez Ronald Kline et Trevor Pinch, dans leur article de 1996[6].  Ils esquissent l’histoire de l’automobile aux Etats-Unis pour démontrer que c’eût non seulement la voiture qui eut transformé la société rurale de l’Amérique du Nord, mais que l’inverse fût vrai aussi : c’était la société rurale de l’Amérique profonde qui avait carrément refondu la voiture comme technologie.

Imaginez la situation suivante : vous êtes un inventeur de voitures électriques de luxe, genre Ferrari sans essence, est un beau matin un couple vient dans votre atelier. Lui, il est riche et pourrait bien légalement adopter la fille qu’il présente comme sa fiancée. Quant à elle, elle admire vos bagnoles et pose une question : « Mon chou, est-ce que tu pourrais m’en commander une avec suspension variable ? T’sais, comme ces vieilles Citroën ? Ce serait chouette de sortir, le soir, en ville, dans une voiture stylisée vieille Citroën qui peut se hisser sur ses roues ? Eh ? Dis, mon chou ? » Le chou commence à négocier avec vous et ça prend de plus en plus d’ampleur côté facture. En plus, vous comprenez que le chou en question doit satisfaire cette caprice, sous peine de cesser d’être le chou préféré de cette demoiselle. Ainsi, vous mettez des mois suivants à modifier votre projet initial et lui donner une suspension variable façon vieilles Citroën, pour sauver la vie émotionnelle du chou, aussi bien que pour financer du travail sérieux avec le chèque bien gras de la part du chou. Voilà comment l’histoire de modifie.

Que s’était donc passé, aux alentours de 2007-2008, avec les technologies de génération d’énergie ? Pourquoi le marché d’énergies renouvelables, mesuré en termes de consommation finale desdites énergies, avait-il commencé à croître plus vite la consommation totale d’énergie ? Pourquoi avant 2007 eut était-ce le cas inverse, avec le renouvelables croissant plus lentement que le total du marché de l’énergie ? Quelles réponses peut-on espérer de la théorie de mon chou ? Je peux formuler deux scénarios de base. Hypothèse A : en 2007-2008, ou quelques années en arrière, un bond technologique était survenu. Les technologies de génération d’énergies renouvelables avaient franchi un cap (lequel ?) de perfectionnement purement technique, ce qui a donné un essor au marché. Hypothèse B : ce qui c’était passé en 2007 – 2008 était un bond culturel plutôt que technique. C’était l’attention du public, accompagnée par le capital, qui avait pris un virage net vers les renouvelables. En fait, aucune de ces deux hypothèses ne donne de réponse complète. C’est bien la leçon que je tire de la petite revue de littérature que je suis en train de faire : l’histoire en général est trop complexe pour la réduire à l’histoire des technologies, donc pour pratiquer le déterminisme technologique façon Karl Marx, et d’autre part la technologie est trop autonome, comme création humaine, pour la réduire à un simple résultat d’interactions sociales (consultez, par exemple : MacKenzie, Wajcman 1999[7]).

J’ai trouvé un point de vue intéressant, en termes de déterminisme technologique, chez Paul E.Ceruzzi[8]. Il discute le sujet général de déterminisme technologique à travers la loi de Moore. Cette dernière est quelque chose d’intéressant en elle-même : elle décrit des phénomènes d’importance vitale pour les sciences sociales – le développement de la technologie – mais elle reste royalement dédaignée par plusieurs économistes et sociologues. Alors, voilà la loi de Moore telle que je me permets de la généraliser. Vous prenez une technologie complexe de votre choix que vous voyez se développer rapidement sous vos yeux et pour laquelle la complexité est un facteur de croissance. Ce qui est intéressant est le fait que nous avons, comme civilisation, une seule technologie générale qui se développe de cette façon : l’électronique. Partout ailleurs – en chimie et pharmacie, dans le bâtiment ou même dans la finance – la complexité a tendance à osciller dans une certaine fourchette. On fait plus complexe, plus complexe, on enchaine avec encore plus de complexité et tout à coup on se dit : « M****, on y comprend plus que dalle. On simplifie ! ». En électronique, c’est différent et c’était en 1965 que Gordon Moore l’a observé pour la première fois : le nombre de circuits électroniques par unité d’espace disponible (centimètre carré ou centimètre cube) à l’intérieur de la pièce d’équipement en question (ordinateur, smartphone etc.) double tous les deux ans, ou, en des termes plus élaborés, croît d’une manière exponentielle.

La croissance exponentielle, comme catégorie générale en mathématiques, comporte une propriété intéressante : elle reflète particulièrement bien des phénomènes ou chaque étape consécutive de croissance produit une base pour une croissance plus rapide dans l’avenir. Paul E.Ceruzzi discute le phénomène unique de l’électronique dans l’histoire de l’humanité : voilà la première et jusqu’alors la seule technologie qui produit elle-même les fondements pour accélérer sa propre croissance. Toutes les autres technologies, par exemple le moulin à vent Hollandais du XVIIème siècle, dont le voile est toujours à compter parmi les machines les plus puissantes dans l’histoire de notre civilisation, heurtent inévitablement un mur qui consiste dans la disponibilité de ressources et d’énergie. Pour le moulin à vent traditionnel, la matière première de base c’était le bois, qui en même temps était utilisé partout ailleurs, y compris dans les fonderies où on faisait du métal qui pourrait remplacer le bois : c’était un cercle vicieux. En ce qui concerne l’électronique, c’est différent : lorsque l’industrie électronique se heurte au manque de matières premières ou d’énergie, on produit une réponse en forme de complexité accrue, qui donne la possibilité d’accroître le pouvoir computationnel tout en économisant les matières premières et l’énergie. En plus, ce qui produit cette complexité croissante dans les appareils électroniques sont d’autres appareils électroniques.

Récemment, j’ai vu sur You Tube (électronique, vous voyez ?) une interview super intéressant avec professeur Sean Carroll, un astrophysicien américain. Il a dit quelque chose que je n’ai pas encore eu le temps de vérifier et qui a carrément renversé ma perception de la technologie moderne : apparemment, aucun être humain sur la planète n’est capable d’écrire un algorithme d’identification faciale et, en même temps, il y a déjà des étudiants d’informatique niveau licence qui peuvent écrire des algorithmes qui, à leur tour, écrivent, par apprentissage, l’identification faciale en un rien de temps. Je ne sais pas comment ça marche et il faudra que je donne de la substance à cette thèse par ma propre recherche, mais je trouve cela renversant. L’électronique crée donc un environnement où, probablement pour la première fois dans l’histoire, on ne peut pas faire directement des outils mais on peut faire des outils qui font ces outils. L’électronique pourrait bien être la première technologie qui soufflerait la poussière du vieux déterminisme technologique marxiste et qui pourrait littéralement plier l’espace social autour d’elle.

Question : quelle est la connexion entre la transition vers les énergies renouvelables et le développement de l’électronique ? Comment cette accélération de croissance dans le marché d’énergies renouvelables est-elle liée à la complexité croissante d’équipement électronique ?

[1] Mumford, L., 1964, Authoritarian and Democratic Technics, Technology and Culture, Vol. 5, No. 1 (Winter, 1964), pp. 1-8

Published by: The Johns Hopkins University Press on behalf of the Society for the History of Technology

[2] MacKenzie, D., 1984, Marx and the Machine, Technology and Culture, Vol. 25, No. 3. (Jul., 1984), pp. 473-502.

[3] Mahoney, M.S., 1988, The History of Computing in the History of Technology, Princeton, NJ, Annals of the History of Computing 10(1988), pp. 113-125

[4] David, P. A. (1990). The dynamo and the computer: an historical perspective on the modern productivity paradox. The American Economic Review, 80(2), 355-361.

[5] Vincenti, W.G., 1994, The Retractable Airplane Landing Gear and the Northrop “Anomaly”: Variation-Selection and the Shaping of Technology, Technology and Culture, Vol. 35, No. 1 (Jan., 1994), pp. 1-33

[6] Kline, R., Pinch, T., 1996, Users as Agents of Technological Change : The Social Construction of the Automobile in the Rural United States, Technology and Culture, vol. 37, no. 4 (Oct. 1996), pp. 763 – 795

[7] MacKenzie, D., Wajcman, J., eds. (1999) The social shaping of technology. 2nd ed., Open University Press, Buckingham, UK. ISBN 9780335199136

[8] Ceruzzi, P.E., Moore’s Law and Technological Determinism : Reflections on the History of Technology, Technology and Culture, vol. 46, July 2005, pp. 584 – 593