Echange d’idées avec professeur Rwengabo

Mon éditorial, droit d’Amplepuis

Je suis en train de combiner ma propre toile intellectuelle avec celle de professeur Sebastiano Rwengabo, qui m’a demandé, il y a deux jours, de commenter son rapport technique intitulé ‘Efficiency, Sustainability, and Exit Strategy in the Oil and Gas Sector: Lessons from Ecuador for Uganda’(Rwengabo 2017[1]). Au début de juillet, j’avais déjà formulé mes commentaires à propos de l’article écrit par professeur Rwengabo au sujet des systèmes politiques de Sudan du Sud et celui de la Tanzanie (consultez ‘Nation building’ ). Cette fois, le sujet est différent, quoi qu’après une première lecture j’ai pu constater que ce rapport technique reste très près des questions de nature institutionnelle. Par ailleurs, vous pouvez voir et télécharger le texte complet soit à à son emplacement d’origine dans la communauté Research Gate soit de mon archive personnel sur mon site Discover Social Sciences. Hier, dans ma mise à jour en anglais, j’ai déjà commencé à défricher un peu le terrain pour une lecture approfondie de ce rapport (consultez “A few words about professor Rwengabo’s last report, or the Bayesian rectangle of reality” ) et aujourd’hui j’ai l’intention d’approfondir ma lecture.

Je suis mes habitudes de lecture et j’avance de la fin du document vers son début, plutôt que par ordre de présentation. Je lis donc la partie finale du rapport proprement dit : les « Recommandations », juste avant les annexes. En partie, ce sont des trucs habituels, comme « développer la capacité institutionnelle » etc. Avec tout le respect que j’ai pour professeur Rwengabo, c’est du vernis. C’est comme une couche de mots habituellement attendus dans des rapports comme ça et cette couche couvre ce qui est vraiment intéressant. Le premier truc intéressant est l’idée de légitimation forte dans le gouvernement, pour faire quoi que ce soit de positif au sujet du secteur pétrolier. Je vois cette idée pour la deuxième fois chez professeur Rwengabo (il l’a déjà présenté dans cette article au sujet des systèmes politiques) et il se fait que je partage très largement son point de vue, avec une logique sous-jacente qui diffère un peu. Professeur Rwengabo part d’une assomption très réaliste que dans les pays en voie de développement ainsi que dans les marchés émergents, soit un gouvernement a un mandat politique vraiment fort, soit ce n’est pas vraiment un gouvernement. Dans des sociétés troublées, en voie de bâtir une identité nationale, il n’y a pas de place pour des gouvernements faibles. Du point de vue de ces nations, un gouvernement faible est une perte de temps et d’argent.

Moi, j’approche la même idée générale sous un autre angle. Bien que mon pays natal, la Pologne, ait toujours un système politique un peu vacillant, je peux dire en toute honnêteté que je n’ai jamais eu l’expérience de troubles politiques aussi profonds que ceux dont parle professeur Rwengabo. Mon expérience personnelle est celle d’un état plutôt stable : même dans les années 1989 – 1992, quand le système politique de la Pologne se transformait radicalement, il y avait toujours des ambulances et des voitures de police dans les rues, l’infrastructure marchait etc. Néanmoins, mon intuition de base est que tout gouvernement a une base capitaliste, c’est-à-dire une capacité de contrôler des flux de capital suffisamment substantiels pour assurer un pouvoir économique réel. La légitimation politique, au moins dans un système ne serait-ce qu’imparfaitement démocratique, est comme une paire de rênes qui sert à contrôler les mouvements de ce cheval indocile qu’est la classe politique. Lorsque je parle d’un gouvernement fort, moi, j’ai dans la tête deux genres de pouvoir : le pouvoir économique confié par le contrôle du capital d’une part, et la légitimation populaire d’autre part. Sans cette dernière, le gouvernement peut très vite tourner en un parasite sur sa propre nation.

Bon, alors moi et professeur Rwengabo, nous sommes d’accord sur un point, au moins : une politique industrielle réaliste et ambitieuse (une politique pétrolière dans ce cas précis) requiert une légitimation forte dans le gouvernement. En même temps professeur Rwengabo propose que les deux gouvernements qu’il avait étudiés – Uganda et Ecuador – développent un pouvoir économique significatif pour être prêts à reprendre le contrôle capitaliste de leurs secteurs pétroliers. Moi, je suis sceptique sur ce point. Je suis profondément convaincu qu’il est irréaliste d’espérer qu’un gouvernement maintienne le contrôle des quantités de capital substantielles à titre d’un en-cas. Le capital, ça donne du pouvoir et le pouvoir ça n’aime pas rester sans occupation. Chez moi, en Pologne, nous avons une expérience exhaustive de fonds publics spéciaux, ces soi-disant fonds à mission. On en a eu un chargé de gérer notre dette publique, en en a couramment un chargé d’assister les personnes handicapées et je vais vous dire, selon ma propre opinion, Enron ou Lehmann Brothers c’est du légal et de l’honnête en comparaison à la gestion de ces fonds-là. Oui, je sais, il y a des pays où ça marche : la Finlande, par exemple. Seulement, en toute honnêteté, je ne sais pas exactement comment ils font, en Finlande, pour brider les appétits des cadres politiques et managériaux en charge de ce capital. Ils ont quelque chose, ces Finlandais, que la plupart des nations semble ne pas avoir. Les lacs, peut-être. Ils ont une quantité folle de lacs, là-bas. Les lacs, ça calme l’esprit.

Dans la même ligne de raisonnement, professeur Rwengabo propose le développement d’entreprises nationales fortes, aussi bien dans le secteur pétrolier en tant que tel, que dans son contexte large : l’industrie minière et le secteur de l’énergie. La sagesse de cette proposition est que le secteur pétrolier est au carrefour de ces deux grands domaines technologiques et que tous les deux offrent, de nos jours, la possibilité de créer plusieurs mélanges de projet et chacun de ces mélanges spécifiques se traduit en un autre bilan d’opportunités et de risques pour la nation concernée. Là, encore une fois, je prends mes distances un peu. Je sais qu’une politique technologique nationale, ça peut marcher, seulement je sais aussi qu’elle risque de freiner les changements technologiques à la base de la pyramide, là où il n’y a pas de possibilité de traduire les idées « de garage » en une pression politique suffisante pour convaincre les bonzes du gouvernement.

Quand professeur Rwengabo parle de créer des politiques industrielles au niveau du gouvernement, avec un pouvoir capitaliste à l’appui, je reste sur mes gardes. Je ne suis pas totalement contre, je suis juste un peu méfiant. En revanche, il y a un truc qui m’intéresse vraiment dans ce rapport de professeur Rwengabo : c’est cette technologie d’utiliser comme source d’énergie le gaz naturel associé, celui que vous pouvez voir flamboyer dans les champs pétroliers et qui reste, fréquemment, juste un problème improductif. L’idée générale de cette technologie est qu’on peut moderniser les exploitations pétrolières un peu vieillottes – où ce gaz associé est brûlé de façon improductive – de façon à les transformer en des entités radicalement différentes, qui combinent l’activité minière avec la génération d’énergie et peuvent contribuer beaucoup plus et mieux à leur environnement social et même à l’environnement naturel. Je sais que l’idée d’une exploitation pétrolière qui bénéficie à son environnement naturel peut sembler un peu étrange, mais la logique est simple. Toute industrie, industrie minière comprise, ça consomme des quantités folles d’énergie mécanique nécessaire pour faire marcher toutes ces machines. Cette énergie mécanique est fournie soit par la consommation de carburant in situ, soit par l’électricité puisée dans le réseau local. Si une exploitation minière utilise le gaz associé – qui se dégage naturellement d’en-dessous le sol au cours de l’extraction du pétrole – comme source d’énergie, le bilan énergétique d’une telle exploitation change radicalement, même au point de la transformer en un fournisseur net d’énergie. J’ai placé sur mon site https://discoversocialsciences.com un rapport de l’UNFCC à ce sujet , que vous pouvez consulter pour avoir un point de vue un peu indépendant de celui de professeur Rwengabo.

Bon, je termine pour aujourd’hui. Je vais me balader un peu dans la petite ville charmante d’Amplepuis (c’est dans le Massif Central, près de Roanne), où je réside jusqu’au dimanche. J’enregistre un petit éditorial, comme toujours, pour me faire cette gueule de célébrité, et je mets le tout sur mes deux blogs jumelés : https://discoversocialsciences.com et https://researchsocialsci.blogspot.fr

[1] Rwengabo, S., 2017, Efficiency, Sustainability, and Exit Strategy in the Oil and Gas Sector: Lessons from Ecuador for Uganda, ACODE Policy Research Series No.81, 2017, Kampala, ACODE, ISBN: 978-9970-567-01-0