Des merveilles pour distinguer l’important du futile

Je commence cette mise à jour par le compte rendu d’une situation à la frontière de ma vie privée et professionnelle. Je veux la soumettre à une analyse aussi rigoureuse que possible, puisque c’est du bon matériel éducatif, surtout pour mon cours de gestion. Voilà la description des faits. Il y a six semaines, j’avais rencontré un vieil ami d’école à une réception d’anniversaire d’un autre ami d’école. Il m’avait demandé si je pourrais préparer un business plan pour son entreprise de recyclage. Plus précisément, il s’agissais d’un business plan pour accompagner une demande d’emprunt plutôt substantiel, quelques 4 millions d’euros. J’avais dit « Oui, bien sûr » tout en étant bien sûr que la conversation n’aura pas de suivi sérieux dans l’univers extra-réceptionnel, bien sûr.

La semaine dernière, néanmoins, ce vieil ami d’école m’a appelé pour donner ce suivi hautement improbable. On a eu un rendez-vous d’affaires, avec lui et son associé, vendredi dernier, le 27 Juillet. Depuis cette réception d’anniversaire, le projet avait gonflé. Il ne s’agissait plus du business plan pour accompagner une demande d’emprunt : maintenant (enfin, vendredi dernier) il s’agissait de toute une stratégie à préparer, dont la relocation des installations industrielles de l’entreprise des deux emplacements courants vers un troisième emplacement en train d’aménagement. J’avais été demandé aussi d’agir comme conseiller dans un dialogue difficile avec les autorités locales en ce qui concerne l’aménagement du terrain industriel qu’ils viennent d’acquérir. Le business plan instrumental et modeste avait évolué en une forme de vie économique presque autonome. Un phénomène tout à fait normal après des réceptions réussies.

Mes interlocuteurs m’avaient demandé quel serait mon honoraire. J’avais répondu qu’il me faut un peu de temps pour arranger tous ces faits nouveaux dans ma tête – ce qui était 100% vrai –  et que j’annoncerai mon honoraire par email ou bien, au plus tard, à l’entretien suivant prévu pour le 31 Juillet. Ce second entretien était supposé être une session de travail, où mes clients m’auraient montré leurs installations industrielles présentes et m’auraient présenté au directeur de la banque locale coopérative avec laquelle ils avaient déjà commencé de négocier le crédit en question.

On avait le rendez-vous prochain prévu pour le 31 Juillet. Pendant le weekend 28-29 Juillet j’ai fait un peu de recherche sur le secteur de recyclage du plastique ainsi que du recyclage en général. Je me suis fait une idée de l’accessibilité d’informations et sur les prix de rapports sectoriels offerts par les sociétés de conseil. J’ai préparé un contrat pour ce boulot et le 30 Juillet, dans la matinée, je l’ai envoyé par email à mon ami ainsi qu’à son associé. J’avais fixé mon honoraire à 0,18% de la valeur d’emprunt que ces gars-là envisageaient, dont 0,06% comme rémunération fixe et 0,12% comme « success fee » payable après la signature du contrat avec la banque. Trois heures après l’email, l’ami m’appelle : « Tu sais, on a vu ce contrat et on renonce. Tu es trop cher pour nous. On annule ». Bon, pas de problème. J’ai terminé la conversation d’une façon amicale.

Voici les faits. Maintenant, l’analyse scientifique rigoureuse. Question no. 1 : Quelle est la catégorie générale pour laquelle cette situation est représentative ? Ici, je fais une démarche des plus fondamentale. Ça s’appelle : abstraction et généralisation. Pour étudier quel phénomène que ce soit de manière scientifique, j’ai besoin de le comparer avec d’autres phénomènes qui au moins semblent similaires. C’est une grosse différence entre l’approche scientifique et l’approche dramatique, la distinction au sujet de laquelle vous pouvez lire plus en étudiant la philosophie herméneutique ou bien la phénoménologie.

Pour établir le lien entre un phénomène particulier et une catégorie générale, le truc utile qui marche vraiment bien consiste à séquencer la situation, donc à la représenter comme une séquence plutôt qu’un évènement singulier. La séquence d’évènements, dans ce cas, comme je viens de les raconter, semble significative à partir de cet entretien vendredi 27 Juillet et je pense que je peux la représenter comme ceci :

Séquence de base (ce qui s’est réellement passé) :

Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire => Évènement C (moi) : déclin de fixer l’honoraire, demande de temps pour réfléchir => Évènement D (moi) : recherche préliminaire, préparation du contrat => Évènement E (moi) : envoi du contrat par email => Évènement F (l’autre partie, mon pote) : contact téléphonique, annonce du retrait  

Maintenant, question technique : est-ce qu’il y a dans cette séquence des fragments qui pourraient se dérouler d’une façon différente ? Je considère l’entretien initial comme donné. Rien à modifier à l’évènement A et B. J’aurais pu fixer mon honoraire intuitivement dès le premier entretien, comme mon pote et son associé m’ont initialement demandé. J’aurais donc pu modifier l’évènement C. Comment ceci aurait modifié le reste de la séquence, donc quelles séquences alternatives auraient pu avoir lieu ? Je peux formuler cinq alternatives, spécifiées ci-dessous :

Séquence alternative « 1 »

{Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire} => Évènement C (moi) : je propose un honoraire sur le champ => Évènement D (l’autre partie, mon pote) : l’honoraire est accepté et le projet commence => Évènement E (moi) : recherche préliminaire => Évènement F (commun) : l’entretien de travail le 31 Juillet  

Séquence alternative « 2 »

{Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire} => Évènement C (moi) : je propose un honoraire sur le champ => Évènement D (l’autre partie, mon pote) : l’honoraire est rejeté et on arrête tout

Séquence alternative « 3 »

{Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire} => Évènement C (moi) : déclin de fixer l’honoraire, demande de temps pour réfléchir => Évènement D (moi) : recherche préliminaire, préparation du contrat => Évènement E (moi) : envoi du contrat par email => Évènement F (l’autre partie, mon pote) : honoraire accepté, on commence le projet, l’entretien de travail le 31 Juillet 

Séquence alternative « 4 »

{Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire} => Évènement C (moi) : déclin de fixer l’honoraire, demande de temps pour réfléchir => Évènement D (moi) : recherche préliminaire, préparation du contrat => Évènement E (commun) : l’entretien de travail le 31 Juillet, présentation du contrat => Évènement F (l’autre partie, mon pote) : honoraire rejeté, on arrête tout  

Séquence alternative « 5 »

{Évènement A (commun) : Entretien => Évènement B (l’autre partie, mon pote) : demande de fixer mon honoraire} => Évènement C (moi) : déclin de fixer l’honoraire, demande de temps pour réfléchir => Évènement D (moi) : recherche préliminaire, préparation du contrat => Évènement E (commun) : l’entretien de travail le 31 Juillet, présentation du contrat => Évènement F (l’autre partie, mon pote) : honoraire accepté, on commence le projet, l’entretien de travail le 31 Juillet

 

L’analyse séquentielle indique une direction à suivre en ce qui concerne ce truc d’abstraction et de généralisation. En premier lieu, c’est une situation de négociation complexe entre un prestataire des services et un client potentiel. Je peux placer cette catégorie générale en des contextes différents. Le contexte le plus immédiat sont des situations où un chercheur académique comme moi reçoit une proposition préliminaire de travailler avec une entreprise, comme conseiller. Le contexte un peu plus large est fait de toutes les situations où un individu négocie avec une organisation sa coopération ponctuelle, à temps fixe et limité, sur un projet. Un contexte encore plus large est composé de tous les cas de négociation préalable à la prestation d’un service ou la fourniture d’un produit.

En termes éducatifs, je peux appliquer cette situation, ainsi que la façon de l’étudier, à la gestion des projets, au marketing et à la gestion des relations clients et enfin à la gestion des relations sociales en général. Le plat à emporter, jusqu’à maintenant, dans cette étude de cas, est le séquencement comme outil analytique de base. Comme mon grand compatriote, Alfred Comte Korzybski, aimait le dire, tout ce qui se passe se passe en séquence.

Maintenant, je pose la seconde grande question : quelles sont les conséquences possibles de cette situation ? Change-t-elle ma vie de façon significative ? Vous avez le terrain partiellement dégagé sur celle-là : séquencez. Lorsque nous parlons des conséquences d’un évènement, il y a deux séquences alternatives de base : celle qui inclue cet évènement, contre celle où cet évènement est absent. Ces deux sentiers essentiels se décomposent en des sous-sentiers détaillés, comme cette situation précise pourrait être présenté dans ma vie de plusieurs façons différentes ainsi que son absence pourrait prendre plusieurs formes distinctes.

Voilà qu’une autre méthode analytique trotte sur ce terrain partiellement nettoyé par l’application d’analyse séquentielle : l’analyse praxéologique. Cette fois, je me concentre sur l’expression « de façon significative » dans la formulation de la question. Je définis mes objectifs et le sentier le plus rationnel de les atteindre et sur ce fond, je dessine cette situation précise. La question technique est : « Dans quelle mesure cette situation influence mes objectifs à long terme ou bien mon sentier vers leur achèvement ? ». Le schéma analytique que j’aime appliquer dans des cas comme celui-ci est la liste des questions classique de la Programmation Neurolinguistique :

  • Qu’est-ce que je veux achever ou atteindre dans 10 ans à partir d’aujourd’hui ?
  • Comment saurais-je que j’ai achevé ou atteint ce que je veux ? Puis-je mesurer l’achèvement de ce que je veux ? Si oui, comment ?
  • Comment les autres sauront-ils que j’ai achevé ou atteint ce que je veux ? Puissent les autres mesurer l’achèvement de ce que je veux ? Si oui, comment ?
  • En résumé de (1) – (3), comment puis-je décrire, avec détail, la situation que je veux avoir dans 10 ans à partir d’aujourd’hui ?
  • Quels obstacles peuvent apparaître sur mon chemin ? Si tous ces obstacles surviennent de façon concurrente, quel scénario alternatif et négatif peut se produire ? Maintenant, si j’enlève ces obstacles un par un de mon chemin futur, quels seraient les scénarios intermédiaires ?
  • Que puis-je faire systématiquement, tous les jours, pour achever ce que je veux ? Quelles protections dois-je prendre contre les risques énumérés dans (5) ? Quels points de contrôle (objectifs intermédiaires) je ferais bien de me fixer ?

Vous avez pu remarquer que cette liste est applicable à plusieurs cas différents. Vous pouvez l’utiliser pour une stratégie personnelle, mais vous pouvez aussi bien en faire une mutation pour la stratégie d’une organisation. En ce qui concerne mes propres plans, j’en donne un résumé concis et simple. Je vois deux moments importants dans ma vie : ce qui se passe ici et maintenant ainsi que ce qui restera de mes actions après ma mort et que je laisserai comme mon héritage. Ça, ce sont des trucs importants. Tout le reste, c’est du paysage. Les trucs importants, j’y engage mon cœur et mon intellect, tous les jours. Le paysage, je le contemple, je l’admire, mais je ne m’en fais que de façon instrumentale. Je sais que ce que je fais bien c’est la recherche, l’éducation et le support quotidien que je donne à certains de mes proches. Certains, pas tous, car j’ai appris que ce support est de l’énergie, cette énergie est limitée et elle vaut la peine d’être dépensée uniquement dans certaines relations humaines.

Je peux prédire avec une dose raisonnable de probabilité ce que j’achèverai si je fais ces choses tous les jours. Maintenant, je passe à la question suivante : dans toute cette situation avec mon ami, sa proposition de coopération et mon approche personnelle, ai-je fait une erreur ? C’est une question presque automatique lorsqu’on perd une occasion. Si oui, en quoi mon erreur consistait-elle ?

Pour aborder cet aspect, j’introduis encore une autre méthode d’analyse des évènements : l’approche éthique. Dans son essence, l’éthique consiste à attribuer une valeur à chacune de nos actions ainsi qu’à hiérarchiser ces actions selon ladite valeur. L’analyse éthique telle que je la pratique est fortement teintée de praxéologie. J’assume que j’ai une énergie personnelle limitée à dépenser et que je me dois de la concentrer sur les actions les plus valeureuses.

Mon analyse éthique commence avec la question toute simple : « Est-ce que toute cette situation a produit un résultat de valeur quelconque ? ». De mon point de vue, la structure du contrat que j’ai préparé est une valeur. J’ai dû réfléchir vraiment à fond sur mon rôle, en tant que consultant, dans une situation comme celle-ci, lorsqu’un entrepreneur me demande de préparer un business plan qui, à son tour, est supposé de servir pour mettre une sorte d’ordre général dans une entreprise en pleine ébullition. Ce contrat, il implique une certaine démarche et une philosophie d’action, où la mesure-clé dudit l’ordre est la capacité de l’entreprise de maintenir un flux non-négatif de trésorerie, donc de maintenir une liquidité financière essentielle.

Cette liquidité veut dire que si elle est bien solide, le taux d’intérêt sur un gros emprunt comme c’était le cas ici, dans les 4 millions d’euros, peut osciller dans les 3,5% par an. En revanche, si pour des raisons variées ce flux de trésorerie vacille et devient négatif, l’emprunt passe dans une catégorie de risque plus élevé. Le taux d’intérêt grimpe alors aux environs de 5% ÷ 6%. La différence entre les deux est donc de 1,5% – 2,5% du capital emprunté par an. Avec un emprunt sur 10 ans, ça monte à quelques 15% ÷ 25% du capital emprunté. Voilà ce que je voudrais épargner à mon client si je prépare un business plan pour un projet d’investissement industriel important.

Maintenant, une chose importante : est-ce un échec de ma part de ne pas avoir eu ce contrat ? Honnêtement, je n’arrête pas de me le demander. D’une part, oui, bien sûr. Il vaudrait mieux d’avoir ce contrat que ne pas l’avoir, c’est évident. D’autre part, lorsque je calcule la proportion arithmétique entre l’honoraire que je voulais et les conséquences financières possibles de quel facteur de risque que ce soit, dans cette entreprise particulière, mon pognon il a l’ai ridiculement insignifiant. Je pense donc que lorsque mon pote m’a dit que j’étais trop cher pour eux, cela voulait dire, en fait, que la lecture calme du contrat leur a fait prendre conscience, à mon ami et à son associé, que soit ce n’est pas du tout un consultant dont ils ont besoin soit que ma philosophie dans ce projet n’était pas du tout la leur. Dans les deux cas, ils ont bien fait de l’annoncer dès le début, cartes sur table. C’était honnête et raisonnable.

Voilà donc que je viens d’utiliser une situation de ma propre vie pour tester l’approche pédagogique que je voudrais développer dans mes cours. Pas no. 1, comprendre ce qui se passe. La compréhension vient plus facilement lorsqu’on décompose les évènements comme des séquences. Pas no. 2, placer ce qui se passe dans un contexte plus large et ce contexte plus large, il est principalement fait de nos objectifs et des structures de notre action. L’analyse praxéologique fait des merveilles pour distinguer l’important du futile, ici. Pas no. 3, donner une dimension éthique à la situation et comprendre les valeurs en jeu. Pas mal comme méthode d’enseignement. Ça a de l’élan et de la profondeur.

Je continue à vous fournir de la bonne science, presque neuve, juste un peu cabossée dans le processus de conception. Je vous rappelle que vous pouvez télécharger le business plan du projet BeFund (aussi accessible en version anglaise). Vous pouvez aussi télécharger mon livre intitulé “Capitalism and Political Power”. Je veux utiliser le financement participatif pour me donner une assise financière dans cet effort. Vous pouvez soutenir financièrement ma recherche, selon votre meilleur jugement, à travers mon compte PayPal. Vous pouvez aussi vous enregistrer comme mon patron sur mon compte Patreon . Si vous en faites ainsi, je vous serai reconnaissant pour m’indiquer deux trucs importants : quel genre de récompense attendez-vous en échange du patronage et quelles étapes souhaitiez-vous voir dans mon travail ?

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