Quel rapport avec l’incertitude comportementale ?

 

Je continue ma balade le long de la crête entre la recherche et l’enseignement. Je me penche sur l’application de mon concept d’enseignement des sciences sociales comme une sorte de géographie appliquée (consultez « Très spéculatif mais cohérent » ou bien « My own zone of proximal development ») à deux cours spécifiques : celui de Microéconomie ainsi que celui consacré aux Systèmes Politiques.

Le premier, donc la Microéconomie, me fait reconsidérer mon business plan pour le projet EneFin. Vous pouvez en consulter le résumé le plus récent dans « Deux cerveaux, légèrement différents l’un de l’autre ». La recherche et la rédaction de ce business plan, ainsi que celui pour le projet BeFund – que j’ai déjà fini il y a quelques mois – sont dans une grande mesure précisément ce que je veux enseigner à mes étudiants en Microéconomie. En même temps, le projet EneFin reflète mon créneau courant de recherche « officielle » à la fac, pendant que le projet BeFund est une correspondance empirique de la réflexion générale sur la méthode scientifique dans les sciences sociales.

Une méthode, ça exige un développement méthodique. Je m’y applique. La science d’abord. Le projet EneFin m’a fait pondre trois idées à développer d’une façon scientifique, dans des articles de recherche, par exemple. Premièrement, c’est le modèle théorique d’une entreprise, où un réseau urbain des petites turbines éoliennes et/ou hydrauliques, de pair avec des nids localisés des panneaux solaires, est financé à travers une plateforme FinTech qui, à son tour, permet d’échanger des contrats complexes du type « énergie au prix gros clients plus participation dans le capital social de l’entreprise égale énergie au prix petits clients ».

Comme je veux discuter la chose scientifiquement, comme un modèle théorique, mon attention se concentre sur les conditions de robustesse. En d’autres mots, le discours scientifique ici c’est l’exploration des prix et des quantités, surtout à l’extérieur de l’entreprise, qui rendent son implémentation possible (ou bien impossible). Le deuxième truc science qui avait attiré mon attention c’est le phénomène de cette plus-value monopolistique dans le marché européen d’énergie ainsi que le fait que ladite plus-value tend à diminuer à mesure de la transition vers les énergies renouvelables.

Le troisième sentier de recherche que je veux explorer est cette étonnante cohérence entre le volume de l’invention scientifique dans le domaine d’énergies renouvelables et le marché de ces énergies en tant que tel. J’avais déjà fait des excursions dans ce domaine – vous pouvez consulter « Je corrèle » comme exemple – et ça se connecte d’une façon très prometteuse à l’une de mes obsessions intellectuelles, le phénomène de déterminisme technologique.

Bon, donc ça c’est de la recherche. Maintenant, l’enseignement. Le truc le plus évident est celui d’application pratique des outils microéconomiques de base : analyse des prix comme des équilibres locaux, analyse des modèles d’entreprise en termes de capital et des coûts etc. Le truc moins évident et cependant tout aussi intéressant est le compte rendu du travail de recherche consacré à ce business plan. Je peux interpréter ce travail comme le processus de cristallisation intellectuelle que j’achève le long de mon sentier de développement proximal. C’est une incidence locale d’absorption et utilisation des informations sur les marchés et les structures sociales qui s’y construisent, donc c’est un exemple de la façon dont un être humain trouve son chemin à travers l’environnement social. Hypothèse générale est que ce que moi j’avais fait est un point situé quelque part sur une courbe Gaussienne des modèles comportementaux. Définir cette courbe de façon aussi précise que possible serait intéressant, un truc d’économie béhavioriste, quoi.

Maintenant, je saute dans la case « Systèmes politiques ». Mon intuition générale, que j’avais déjà commencé à développer dans « Très spéculatif mais cohérent », est celle de couper brutalement son chemin, dès le début, à travers les broussailles de la connerie médiatique. Je pense que c’est l’enseignement le plus précieux que je peux transmettre à mes étudiants en ce temps relativement court d’un semestre académique. Un semestre, c’est court ? Eh ben, oui. Le développement des connaissances vraiment robustes, manifestes comme des compétences bien rodées, ça prend des années. Plus je fais de la science, plus j’épouse cette thèse que mon grand compatriote, Alfred Comte Korzybski, avait exprimée dans sa doctrine de sémantique générale : nous, les humains, on apprend des choses vraiment utiles et profondes au rythme des générations, pas celui des mois.

Je peux distinguer quatre types des phénomènes politiques que nous rencontrons sur nos parcours sociaux individuels : les systèmes politiques en tant que tels, des élections, des troubles sociaux violents (guerres civiles etc.) et enfin des politiques particulières. Les compétences sociales qui marchent bien, pour un citoyen moyen, dans le contexte de ces phénomènes, consistent à prendre l’action bien ancrée dans la compréhension du jeu politique en place.

Lorsqu’on parle du jeu, je trouve primordial de déterminer ce qui se passe exactement, en termes de politique. Le discours médiatique à ce propos abonde en des informations du type « UnTel a eu un entretien avec UneTelle et UnTel a dit que [mettre ce que vous voulez entre ces parenthèses], en réponse à quoi UneTelle a fermement déclarée que [vous savez : ce que vous voulez] ». Comme société, nous avons une tendance – profondément ancrée dans les schémas comportementaux de notre espèce – de s’exciter au sujet de ce que les gens disent. En politique, ce que les gens disent est la manifestation d’une ingénierie comportementale bien pondérée, ou bien celle d’un bordel complet. Aussi étonnant que cela puisse sembler, les deux se combinent à merveille.

La compréhension scientifique de la politique exige cette petite gymnastique intellectuelle préalable : lorsqu’UnTel dit quelque chose à propos d’UneTelle, faut appréhender la situation en termes de la théorie de communication. Le fait le plus important est celui de communication en tant que telle, donc le fait que quelle information que ce soit est échangée. Pourquoi est-ce tellement important ? Parce que la communication implique l’existence des structures sociales pour le faire et ce que nous voulons comprendre en ce qui concerne la politique est précisément le fonctionnement de ces structures.

Je parle du fonctionnement des structures, donc il est peut-être temps d’aller jeter un coup d’œil de plus sur ces directions de recherche que je viens d’indiquer, il y a quelques paragraphes. Je connecte les points – comme disent les Anglo-Saxons – et je combine mon expérience intellectuelle de ces deux business plans, le projet BeFund et celui d’EneFin. Ces deux cheminements intellectuels m’ont rendu très conscient du phénomène d’incertitude comportementale.

Chaque fois que nous entreprenons quelque chose, le comportement d’autres humains est crucial. Lorsque je prépare un business plan, j’ai cette petite voix dans mon esprit qui dit « Je ne sais pas quoi faire puisque je ne sais pas ce que les autres vont faire ». Je pense ici à ce qu’eut écrit Frank Knight : ce qui démarque les hommes et femmes d’affaires du commun des mortels est la capacité d’appréhender cette incertitude à un méta-niveau. Ces personnes sont capables d’analyser leur propre méthode d’analyser l’incertitude et leurs propres moyens de gérer le risque correspondant.

Je pense que voilà une bonne indication pour mon enseignement des sciences sociales : apprendre à mes étudiants à identifier aussi précisément que possible ces incertitudes comportementales, conceptualiser les risques qui en découlent ainsi que les façons de gérer ces risques.

Voyons voir… Comment puis-je utiliser l’expérience accumulée dans la préparation des business plans pour ces deux projets, BeFund et EneFin, pour enseigner à mes étudiants tout ce bazar sur l’incertitude et le risque ? Quels ont été les types d’incertitude comportementale que j’eus à faire avec ?

L’incertitude de base est toujours le comportement des clients (utilisateurs) potentiels d’un produit ou d’une technologie. Tout d’abord, dans la population générale, qui (quel type d’entité) a des chances quelconques de devenir mon client ? Comment puis-je donc esquisser le marché potentiel ? Ensuite, quelle est la probabilité qu’à un moment donné « t » un client potentiel, choisi au hasard, devienne mon client réel, donc qu’il commence à développer le schéma comportemental propre audit client réel ?

En des termes mathématiques, vous pouvez trouver un exemple ce de raisonnement dans « Contagion étonnement cohérente ».  En des termes pédagogiques, je m’efforce de décomposer les phénomènes correspondants en une séquence d’apprentissage. Phase no. 1 : définissons nos clients comme des schémas de comportement. Phase no. 2 : définissons les schémas comportementaux de départ, donc ceux pratiqués ici et maintenant. Phase no. 3 : définissons la transition vers le schéma comportemental présent vers celui propre au « client ». Phase no. 4 : étudions les conditions de cette transition.

Je sens ici comme une direction intéressante dans l’enseignement de la microéconomie et de la gestion : présenter chaque régularité observable dans le fonctionnement des marchés et des organisations comme un phénomène comportemental. De cette façon je peux concilier la microéconomie classique avec l’économie institutionnelle et la théorie des jeux. Dans l’optique microéconomique je m’intéresse plus aux phénomènes vraiment récurrents, qui surviennent près du centre de leurs courbes Gaussiennes respectives. En langage simple, la microéconomie c’est du typique vraiment typique. En revanche, lorsque j’étudie le même cas du point de vue de la gestion, je m’intéresse un peu plus aux idiosyncrasies locales et aux moyens de les cerner.

Quand j’y pense, si je veux que mes étudiants comprennent vraiment cette logique d’incertitude comportementale, il faut que j’inclue dans mon enseignement des fondements de la statistique, avec l’accent mis sur la probabilité vue précisément comme courbe Gaussienne, donc selon la logique de la distribution normale. Ceci exige que j’explique aussi la logique de la distribution binomiale et la distinction entre les incidences centrales (fréquentes) et les marginales. Faire un détour par la pensée originelle de Thomas Bayes pourrait être captivant, aussi. Sa démarche – centrée sur la compréhension progressive des phénomènes à travers des expériences successives qui cernent la solution pas à pas – semble être la somme de rationalité scientifique lorsqu’on étudie l’incertitude des schémas comportementaux.

Je prends donc le cas de base pour tout cours de microéconomie, celui du démarrage d’une petite entreprise et de la question tout aussi fondamentale : « Comment s’y prendre d’une façon rationnelle ? ». La réponse de base : commencez donc par cerner aussi précisément que possible ce que vous voulez faire. Définissez le produit ou le service que vous avez l’intention de vendre, ainsi que le processus central d’interaction avec le client. La contribution de la science, à ce point-ci, c’est avant tout la distinction aigue entre la création d’un nouveau marché d’une part et l’adhésion à un marché existant d’autre part. Si vous êtes littéralement une petite entreprise, la science vous dit qu’il vous sera virtuellement impossible de créer un nouveau marché.

Bien sûr, il y a toujours des exceptions qui viennent à l’esprit : Facebook, Google, Amazon etc. Remarquez toutefois que tous ces titans venus apparemment de nulle part venaient des marchés déjà en développement, où ils eurent tout simplement implanté des modèles d’entreprise particulièrement efficaces, surtout par recombinaison des schémas parfaitement connus par ailleurs. Facebook c’est un bureau des petites annonces façon époque digitale. Google c’est l’application digitale de l’idée bien connue : celle d’index dans une bibliothèque. Oui, c’était bien ça l’idée révolutionnaire de Google : appliquer à la recherche des pages web la logique d’indexation appliquée dans toutes les bibliothèques physiques (trouver un livre par titre, par auteur et par les mots clés). Amazon c’est l’application d’une régularité bien connue de tous les libraires : le vrai défi dans la profession c’est bien gérer l’arrière-boutique et acquérir des clients fidèles. La gestion de l’avant-boutique est le moindre des soucis.

Je reviens donc à l’assertion qu’une nouvelle entreprise a peu de chances de créer un nouveau marché et ferait mieux de s’insérer dans un marché déjà en place. Je vous vois venir, là. « Quel rapport avec l’incertitude comportementale ? » vous demanderez. Un marché bien en place est fait d’habitudes bien huilées et lancées. Un marché existe parce qu’il y a un nombre prévisible des gens qui font des choses prévisibles. La création d’un nouveau marché exige qu’un nouvel ensemble des schémas de comportement se forme, se teste et s’installe pour du bon. Tous ceux qui avaient jamais fait des efforts pour arrêter de fumer ont certainement deux mots à dire au sujet des nouveaux schémas de comportement. Si un tel schéma exige une modification neurologique importante (je veux dire le développement des nouveaux réflexes, comme regarder un écran de plus), le défi est même plus important.

Je continue à vous fournir de la bonne science, presque neuve, juste un peu cabossée dans le processus de conception. Je vous rappelle que vous pouvez télécharger le business plan du projet BeFund (aussi accessible en version anglaise). Vous pouvez aussi télécharger mon livre intitulé “Capitalism and Political Power”. Je veux utiliser le financement participatif pour me donner une assise financière dans cet effort. Vous pouvez soutenir financièrement ma recherche, selon votre meilleur jugement, à travers mon compte PayPal. Vous pouvez aussi vous enregistrer comme mon patron sur mon compte Patreon . Si vous en faites ainsi, je vous serai reconnaissant pour m’indiquer deux trucs importants : quel genre de récompense attendez-vous en échange du patronage et quelles étapes souhaitiez-vous voir dans mon travail ?

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Très spéculatif mais cohérent

 

Je laisse un peu de côte l’histoire du business plan pour le projet EneFin. Après les deux dernières mises à jour, soit « Deux cerveaux, légèrement différents l’un de l’autre » et « Making my brain dance to a slightly different tune », j’ai ce sentiment étrange que cette idée a besoin de mûrir. Je dis que c’est un sentiment étrange, bien que je sois capable de le rendre intelligible, n’est-ce pas étrange ? C’est comme une voix dans ma tête me disait : « Écoute, là-dedans, dans ton subconscient, nous, tes connexions synaptiques, on bosse. On bosse vraiment. Seulement si tout le temps tu te tiens comme ça, juste à côté, et tu nous regardes par-dessus l’épaule, ça énerve et nous, tes connexions synaptiques, lorsqu’on s’énerve, on bosse sans grand résultat. Voudrais-tu donc, notre chère conscience, nous foutre la paix pour quelque temps ? Il y a surement plein de trucs intéressants là-dehors, dans le monde extérieur. Quelle meilleure façon de nous laisser travailler tranquille que d’aller explorer cet extérieur, hein ? ».

J’en passe sur la question philosophique si les connexions synaptiques peuvent avoir une épaule. Néanmoins, leurs postulats semblent rationnels. Une chose est vraie, très certainement : le monde offre plein de choses à étudier.

Alors, je retourne un peu vers un sujet cher à mon cœur de chercheur et de prof d’université : les systèmes politiques et les interactions internationales entre eux. Oui, j’ai ces deux cœurs spéciaux. Mon cœur de chercheur se situe dans le cerveau et celui de prof se trouve en deux endroits : chambre A203 à la fac, et sur mon site « Discover Social Sciences ». Durant l’année académique prochaine j’aurai au moins quatre cours liés à ce sujet. Il y en aura un général – « Systèmes politiques dans le monde » – et trois plus spécifiques : « Commerce international », « Relations économiques internationales » et « Politique économique ».

Comme toujours, le prof en moi aime poser les questions fondamentales. Quelles compétences je veux transmettre, au juste, aux étudiants qui vont suivre ces cours ? La réponse la plus fondamentale vient vite. Je veux leur transmettre l’aptitude à utiliser la méthode scientifique : observation préliminaire, hypothèse, vérification méthodique, interprétation et communication des résultats. Cet apprentissage se fait dans un environnement spécifique, celui de la salle de classe, qui permet aux étudiants d’expérimenter avec leur propre rôle social ainsi qu’avec leur relation avec le prof, donc moi.

Le sentier d’apprentissage que je propose consiste donc à utiliser la méthode scientifique pour bâtir un rôle social. En ce qui concerne les systèmes politiques, je propose souvent à mes étudiants le jeu intellectuel suivant : « Imaginez que vous êtes assistant(e) d’un premier ministre. Votre boss va prononcer un discours durant ce sommet international prévu pour le mois prochain et il vous demande, bien sûr, d’écrire ce discours pour lui. Que mettriez-vous là-dedans ? ».

Voilà que la méthode scientifique entre en scène. Les trucs à mettre dans un discours politique sont de bonne qualité s’ils réfèrent à ce qui se passe réellement. Donc qu’est-ce qui se passe, en ce qui concerne les systèmes politiques ? Le verbe-même « se passer » devient délicat, ici. Il y a des choses politiques qui se passent au rythme séculaire, il y en a qui prennent des décennies pour se passer complètement et il y a ces bulles politiques soudaines qui gonflent, pour éclater ensuite, en l’espace des semaines.

Le truc avec la science est que ça demande de la recherche. Recherche veut dire effort, effort veut dire énergie, énergie veut dire charge émotionnelle, charge émotionnelle veut dire que la chose ait de l’importance pour nous. On fait le plus de recherche sur les phénomènes qui nous excitent le plus.

Ainsi nous venons à ce petit paradoxe qui hante la recherche sur les systèmes politiques : les bulles momentanées éveillent beaucoup plus d’émotions que les vagues de longue durée, pendant que l’importance respective de ces deux catégories est exactement l’opposé. Ce que nous percevons comme évènements politiques d’actualité sont très souvent des évènements purement médiaux, donc une interprétation journalistique de ce qui se passe plutôt que la description proprement dite. Cette interprétation faite par les journalistes est fréquemment leur réponse plus ou moins informée à une stratégie de communication de la part d’acteurs politiques.

En revanche, une augmentation de 1% de PIB au niveau de la différence entre la dette publique brute et la dette publique nette tous les deux ans pendant 20 ans est pratiquement imperceptible pour le large public et à fortiori a peu de chances d’éveiller quelles émotions que ce soit. L’importance systémique d’un tel changement est cependant fondamentale.

Comment diable utiliser donc la méthode scientifique pour filtrer les faits importants à propos des systèmes politiques de parmi le flot continu de la connerie médiatique ? Permettez-moi donc de présenter un dialogue typique dans lequel je m’engage parfois avec mes étudiants. Un dialogue, ça a besoin des personnes. Disons que c’est un dialogue entre Prof et Étudiant.

Étudiant : Prof, que pensez-vous de cette erreur évidente de la part du président Trump d’imposer ces tarifs sur l’acier importé ?

Prof : Comment savez-vous que c’est une erreur évidente ? Qu’est-ce qui est évident dans toute cette situation, au juste ?

Étudiant : Ben, c’est ce qu’ils ont écrit chez The Economist…

Prof : Alors, c’est qui est évident pour vous est ce qui a été écrit chez The Economist, c’est ça ?

Étudiant : Non, pas tout à fait. Je me fais ma propre opinion sur la base de ce que je lis dans The Economist et dans d’autres sources ?

Prof : Bon, alors faisons une distinction de base. Vous venez de signaler deux jugements différents : évidence et opinion. Vous vous faites une opinion et si vous la percevez comme bien fondée, vous la nommez « évidence », n’est-ce pas ?

Étudiant : Oui, et alors ? Ce n’est pas correct scientifiquement ?

Prof : Regardons ça de près. Comment savez-vous que votre opinion est bien fondée ?

Étudiant : Lorsque je ne trouve plus aucune information qui contredit cette opinion.

Prof : Lorsque vous n’en trouvez plus ou bien lorsque vous n’en cherchez plus ?

Étudiant : Je cherche toujours, je suis curieux de savoir.

Prof : Si vous cherchez toujours, cela veut dire que vous ressentez le besoin d’information supplémentaire, donc que vous considérez votre jugement comme non-définitif. Si, en revanche, vous déclarez d’avoir une opinion bien fondée sur le sujet, cela veut dire que vous n’avez plus de dissonance cognitive qui vous pousserait à chercher l’information supplémentaire. L’un ou l’autre. Alors, quelle est votre position sur ces tqrifs sur l’acier, imposés par Donald Trump ? Vous les considérez comme une erreur évidente, vous avec une opinion bien fondée que c’est une erreur ou bien avez-vous une opinion non-définitive à ce propos ?

Étudiant : Qu’est-ce que je peux considérer comme évident ? Ce que j’observe empiriquement ?

Prof : C’est à peu près ça. Une question : comment savez-vous que vous observez quelque chose empiriquement ?

Étudiant : Lorsque j’observe la réalité, c’est une observation empirique.

Prof : Donnez-moi un exemple d’observation de la réalité.

Étudiant : Maintenant, nous-sommes dans cette salle de classe. C’est une observation empirique de la réalité.

Prof : Comment savez-vous que nous sommes ici et pas ailleurs ? Comment savez-vous que nous sommes ici maintenant et pas dans le passé ou dans le futur ? Comment savez-vous que c’est nous qui sommes ici et pas quelqu’un d’autre ? Comment savez-vous que c’est une salle de classe ?

Étudiant : Prof, avec tout mon respect, j’ai bien lu Bertrand Russell moi aussi. Je sais que toute proposition formulée en une langue humaine est une simplification de la réalité. Mais comment peut-on appliquer cette logique aux tarifs sur l’acier ?

Prof : Voilà qu’on arrive sur le chemin correct de raisonnement. Nous venons d’illustrer quelques principes fondamentaux de méthode scientifique. Vous pouvez les trouver, par exemple, chez Milton Friedman. Passons-les brièvement en revue. Un, tout ce que nous disons à propos de la soi-disant réalité est une hypothèse. Deux, cette hypothèse est formulée sur la base d’axiomes, soit d’hypothèses que nous ne nous emmerdons plus à prouver à chaque fois puisqu’une telle preuve est plus difficile et plus longue que tout ce qu’on pourrait faire avec. Les axiomes sont comme un marteau : pour enfoncer des clous je n’ai pas besoin de connaitre la composition exacte du métal utilisé pour la tête du marteau. Trois, à propos de tout ensemble des phénomènes observable nous pouvons formuler un nombre indéfiniment grand d’hypothèses distinctes. Trois, juste une petite fraction de parmi toutes ces hypothèses sont des propositions vérifiables ; le reste, ce sont des hypothèses spéculatives, intéressantes comme exercice intellectuel, mais pas beaucoup de plus. Quatre, la vérification d’une hypothèse consiste, très précisément, à définir les conditions sous quelles elle est définitivement fausse et non pas définitivement vraie. Il n’existe pas de preuve empirique de la véracité absolue de quelle hypothèse que ce soit. Alors, en ce qui concerne les tarifs sur l’acier, quelles sont les phénomènes le plus directement observables et encombrés de relativement la moindre dose de spéculation ?

Étudiant : Bon, j’essaie. Donald Trump a imposé des tarifs nouveaux sur l’acier ? Est-ce suffisamment objectif ?

Prof : Tout à fait. C’est tellement objectif que ça mérite un développement. C’est le président des États-Unis qui a imposé ces nouveaux tarifs, pas le Congrès. Pour être plus précis, c’est une proclamation présidentielle, un acte exécutif extrêmement flexible, dans le cadre duquel le Président reste entièrement dans le domaine de ses prérogatives discrétionnaires. En termes des relations internationales, Donald Trump a pris une position tout aussi flexible. En principe, il peut reculer ou changer les détails à tout moment. Quoi d’autre, vraiment évident, pouvez-vous observez dans cette situation ?

Étudiant : Ça emmerde le monde ? Je veux dire, les autres gouvernements protestent ?

Prof : Très bien. Nous avons donc le Président des États-Unis qui prend une position très flexible sur un point important des relations internationales et cette position provoque une tension significative dans lesdites relations. Hypothèses ?

Étudiant : C’est provocant ? Je veux dire, c’est une provocation délibérée pour pousser ces gouvernements à prendre des positions claires sur des points où ils préfèreraient rester flous, normalement ?

Prof : Possible, bonne hypothèse. Quelque chose d’autre ?

Étudiant : Il y a un enjeu caché, plus important que l’acier. Toute cette tactique d’escaler la tension est relative à cet enjeu-là ?

Prof : Très spéculatif, mais cohérent. Par « très spéculatif » je veux dire qu’il faudrait pas mal de gymnastique en termes de recherche empirique pour formuler une preuve acceptablement robuste de la véracité de cette hypothèse.

Ce petit dialogue entre le Prof et l’Étudiant montre le chemin de raisonnement scientifique à partir d’une bulle médiatique du genre « mais qu’est qu’il est en train de foutre, ce Trump ! » vers une compréhension à la fois plus pratique et plus rationnelle.

J’ai une remarque importante à faire, à ce point de mon discours. Je ne suis ni un partisan de Donald Trump ni son opposant. Le gars est intéressant, il m’intrigue et il énerve le monde. J’ai horreur de partager des hystéries collectives car lorsque je le fais, je me sens comme un con. Ce que fait Donald Trump en termes de politique est un sujet acceptablement sujet à la recherche – je veux dire qu’il y a une quantité acceptable de matériel empirique – donc je la fais, cette recherche.

Je viens de parler de la compréhension à la fois pratique et rationnelle vers laquelle j’aime conduire mes étudiants. Qu’est-ce qu’il y a de pratique dans les sciences sociales, comme dans les sciences politiques ? Eh bien, toute science est une théorie fondée sur de la recherche empirique. Cette théorie est une généralisation disciplinée de l’expérience pratique et nous pouvons l’utiliser pour prédire notre expérience future. Une science sociale, appréhendée comme une méthode scientifique, est quelque chose qui peut servir.

Imaginez que vous êtes dans l’un de ces shows à la télé, où l’hélicoptère vous dépose au milieu de nulle part et vous avez à trouver votre chemin vers un point de sauvetage. Vous devez impérativement trouver votre chemin, donc trouver des repères, tracer un parcours et se faire une idée réaliste d’effort que vous avez à fournir pour arriver à votre point B.

Une jeune personne au seuil de la vie adulte, donc un étudiant typique, est très largement dans la même situation. L’hélicoptère de l’existence dépose cette personne en un endroit juste un peu familier et ensuite il faut trouver son chemin à travers cette jungle que nous appelons « la vie ». Il est utile de trouver ses repères, donc de comprendre comment fonctionne la structure sociale autour de nous. Il est utile de se fixer consciemment des buts à poursuivre. Ces buts feraient bien d’être à la fois éthiques et réalistes, donc il est utile de comprendre la distinction pratique entre le bien et le mal dans le contexte social précis, et il est tout aussi pratique de savoir quel type d’action marche et le distinguer de ce qui ne marche pas ou bien marche juste un peu.

C’est bien mon approche dans la profession des sciences sociales : montrer comment ça marche en général, montrer les parcours typiques que les gens suivent, et finalement faire comprendre la valeur éthique et le réalisme d’actions prises sur ces parcours. Vous pouvez remarquer que je viens d’utiliser l’expression « la profession des sciences sociales ». Oui, c’est bien une profession pour moi, tout comme si j’étais un charpentier, un plombier (Polonais, sic !) ou un médecin légiste. Je suis profondément convaincu que les sciences sociales, ça doit servir à quelque chose. La physique, la chimie, la géographie – toutes ces autres disciplines scientifiques ont leur jumeaux (ou presque) sous forme d’arts d’ingénierie correspondants. En revanche, les sciences sociales, c’est un peu flou de ce point de vue. Bien sûr, elles sont appliquées – dans le monde de la politique ou celui de la finance – mais je trouve que le parcours qui mène du premier apprentissage théorique à l’application pratique est particulièrement long dans le cas de ce domaine scientifique.

Je continue à vous fournir de la bonne science, presque neuve, juste un peu cabossée dans le processus de conception. Je vous rappelle que vous pouvez télécharger le business plan du projet BeFund (aussi accessible en version anglaise). Vous pouvez aussi télécharger mon livre intitulé “Capitalism and Political Power”. Je veux utiliser le financement participatif pour me donner une assise financière dans cet effort. Vous pouvez soutenir financièrement ma recherche, selon votre meilleur jugement, à travers mon compte PayPal. Vous pouvez aussi vous enregistrer comme mon patron sur mon compte Patreon . Si vous en faites ainsi, je vous serai reconnaissant pour m’indiquer deux trucs importants : quel genre de récompense attendez-vous en échange du patronage et quelles étapes souhaitiez-vous voir dans mon travail ?

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