Mon éditorial
J’ai trouvé quelques trucs intéressants dans la littérature sur les modèles évolutionnistes en sciences économiques. Andrew W. Lo, en 2005[1], a publié cet article que j’ai déjà commencé à discuter hier, dans ma mise à jour en anglais (regardez “Equilibrium in high esteem” ), où il développe la soi-disant hypothèse de marchés adaptatifs, ou Adaptive Markets Hypothesis (AMH) en anglais. Le truc intéressant en ce qui concerne cette hypothèse, et je ne m’en suis rendu compte que tard dans la soirée d’hier, est qu’elle ressemble beaucoup à ce que Thomas Malthus avait avancé, il y a plus de deux siècles, dans son « Essai sur le principe de la population » (1798 – 1998[2]). Thomas Malthus n’avait pas la moindre idée de la théorie de l’évolution – il était un homme d’église et il vivait presque un siècle avant Darwin. Néanmoins, il est arrivé à une vision très similaire à celle d’Andrew Lo : une population accroît son nombre en présence de ressources qui ne croissent pas à une cadence aussi rapide (ou dont la quantité d’accroît pas du tout) ; chaque génération fait donc face à une compétition de plus en plus intense et à une possibilité décroissante d’approprier les ressources en question ; à un certain moment, la situation devient critique, la population est décimée, son nombre décroit rapidement et la quantité de ressources accessible en moyenne par un membre de ladite population revient à un niveau plus ou moins confortable.
Ensuite, ça recommence en cycle. On peut tracer des scenarios de catastrophe où ce n’est pas seulement la population qui soit décimée, mais aussi son environnement de ressources qui croule. C’était la vision de Thomas Malthus et Andrew W. Lo l’a essentiellement reproduite, tout en la testant comme une hypothèse de changement dans un marché, avec les profits agrégés, possibles à gagner dans un marché donné, jouant le rôle de ressources sujets à la compétition. Remarquez : je n’ai pas la moindre idée si Andrew Lo savait qu’il reproduit le concept de « population check » formulé par Thomas Malthus. En tout cas, il ne le cite pas comme référence théorique.
En parcourant la littérature économique sous l’angle d’approche évolutionniste, j’ai trouvé un auteur, Herbert A. Simon, et son article de 1955, qui semble être le patient zéro de tout ce courant de recherche (Simon 1955[3]). J’ai retrouvé une copie de cet article. Herbert Simon semble avoir été orienté sur la théorie de choix économiques plus que sur la théorie évolutionniste strictement dite. Il pose son problème initial d’une façon intéressante : on sait que nos choix économiques sont loin d’être aussi parfaitement pondérés que l’assume l’école classique en sciences économiques. Simon démontre brièvement que dans la grande majorité de situations le décideur humain ne peut pleinement appliquer aucuns des modèles principaux de choix rationnel : il ne peut ni maximaliser, ni former une certitude, ni même formuler des probabilités plausibles. Dans nos décisions économiques on fait tout comme si on appliquait ces procédures, mais c’est juste tout comme, pas du vrai choix rationnel. Vous allez à Shanghai, vous visitez un marché aux puces très spécial placé dans un souterrain spacieux en-dessous du Musée de L’Art, et vous pouvez avoir une expérience directe de toutes les nuances subtiles entre, par exemple, un vrai sac Vuitton et un « tout comme ». Ces marchands-là, ils sont des fins théoriciens, croyez-moi.
Nous sommes imparfaitement rationnels dans nos décisions, ne serait-ce qu’en raison d’information incomplète. C’est un fait aisément vérifiable par expérience. Néanmoins, la psychologie sait très peu sur le mécanisme exact de ces choix imparfaitement rationnels. Nous faisons donc face à un paradoxe : nous savons qu’il faut incorporer la rationalité incomplète dans les modèles économiques mais nous savons très peu sur le « comment » de cette rationalité incomplète. L’article de Herbert Simon représente le type d’exercice intellectuel très proche à mon cœur : c’est le rasoir d’Ockham en action. Après avoir coupé et séparé la connerie, avec l’aide dudit rasoir, Herbert A. Simon vient à la conclusion que quoi qu’on fasse, on reproduit, dans notre tête, le mécanisme de choix rationnels dans la version « tout comme ». Si in individu a donc un répertoire A des comportements possibles, son choix véritable prend lieu dans un ensemble Ar, qui est une représentation imparfaite de A. Par analogie, en présence d’un ensemble réel S des situations futures possibles, le décideur produit dans son esprit un ensemble Sr qui, encore une fois, est une représentation imparfaite de S. De même, les récompenses futures associées avec les comportements à choisir et leurs implications futures produisent une copie imparfaite d’elles-mêmes dans l’esprit du décideur.
La conclusion qui vient tout droit de ce raisonnement, mais qu’Herbert Simon formule très, très prudemment est qu’en présence d’une réalité donnée, dans un marché ou dans un système social complexe, le chemin pris par les décisions économiques est conditionné en premier lieu par ces représentations de choix réels et non pas par la réalité elle-même. Information accessible au sujet de l’environnement est aussi importante que l’environnement lui-même. Par exemple, la différence entre A et Ar (donc entre les alternatives réelles d’une part et ce qui nous semble être le répertoire de nos alternatives) peut avoir un impact beaucoup plus significatif sur un marché que l’ensemble A en tant que tel. Imaginons une situation, où un grand nombre d’entrepreneurs espèrent, à tort, qu’une nouvelle technologie est possible à mettre en marche en moins d’un an. Ils sont donc convaincus, à tort, que la stratégie du type « on démarre en janvier et on a des premières pièces vendues en novembre » est une alternative accessible de comportement. Ça ne marche pas, bien évidemment, parce que ça n’avait aucune chance de marcher. La fausse conclusion que les entrepreneurs peuvent en tirer est que cette technologie en tant que telle vaut rien – et non pas que c’était le timing irréaliste qui ne valait rien – et cette fausse conclusion influencera le choix futur entre des technologies possibles.
L’article de Herbert Simon semble être une passerelle entre la théorie des jeux et l’évolutionnisme. En fait, il me semble être une sorte de discussion avec toute la série d’articles que John Nash a publié dans les années 1950 et qui lui ont valu le prix Nobel en économie en 1994 (Nash 1950a[4] ; Nash 1950b[5] ; Nash 1951[6] ; Nash 1953[7]). Dans sa théorie d’équilibre dynamique dans un jeu, John Nash utilisait la notion de « stratégie dominante » ou stratégie attachée à la plus haute récompense entre toutes les récompenses possibles. Nash postulait que l’équilibre dynamique dans un jeu peut émerger seulement sur la base des stratégies dominantes de la part de tous les joueurs. Seulement voilà, il a fait comme des esprits vraiment fins le font souvent : il a formulé une idée intéressante mais ambigüe et il a laissé les autres se démordre avec les ambigüités. Doit-ce être une stratégie dominante objectivement ou suffit-il, pour former un équilibre dynamique, que les joueurs pensent qu’ils ont des stratégies dominantes ? Si quatre joueurs sur cinq ont leurs stratégies dominantes et le cinquième pas vraiment, ce cinquième participera-t-il à l’équilibre dynamique dans ce jeu ou pas ? C’est juste un échantillon de questions que John Nash a élégamment laissé sans réponses et c’est probablement la raison pour ce prix Nobel qu’il a finalement obtenu. Il a obligé un sacré monde à penser dans les lignes de sa théorie et c’est l’un des critères principaux pour le prix Nobel. Par ailleurs, Herbert A. Simon a eu son prix Nobel à lui en 1978, seize ans avant John Nash.
Si je considère Herbert Simon comme le patient zéro de l’approche évolutionniste, c’est donc la piste générale de la rationalité limitée à laquelle je dois attacher ma propre recherche. Mon modèle de changement technologique comme adaptation intelligente par sélection dans une population sexuée devrait être donc généralisé comme un cas de rationalité limitée et de ses conséquences macroéconomiques. Bon, pigé.
[1] Lo, A.,W., 2005, Reconciling Efficient Markets with Behavioral Finance: The Adaptive Markets Hypothesis, The Journal of Investment Consulting, Volume 7, no. 2, pp. 1 – 24
[2] Malthus Thomas, 1798, An Essay on the Principle of Population. An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future Improvement of Society with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, M. Condorcet, and Other Writers, London
Printed for J. Johnson, in St. Paul’s Church-Yard, 1998, Electronic Scholarly Publishing Project, http://www.esp.org
[3] Simon A.,H., A Behavioral Model of Rational Choice, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 69, No. 1 (Feb., 1955), pp. 99-118
[4] Nash, J.F., 1950, Equilibrium Points in n – Person Games – Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, vol. 36, no.1, pp. 48 – 49
[5] Nash, J.F., 1950, The Bargaining Problem, Econometrica, vol. 18, no.2, pp. 155 – 162
[6] Nash, J.F., 1951, Non – Cooperative Games, The Annals of Mathematics, Second Series, vol. 54, issue 2, pp. 286 – 295
[7] Nash, J.F., 1953, Two – Person Cooperative Games – Econometrica, vol. 21, issue 1, pp. 128 – 140