Dans la tête d’un non-éléphant

 

Ça y est, je suis de retour de mon voyage de vacances et ma vie reprend progressivement son train normal. Les vacances, c’est fatiguant. C’est probablement la raison pour les prendre. Partir en voyage de vacances, ça me pousse immédiatement hors de ma zone de confort. Rien qu’organiser le temps en vue de loisir et de balade décontractée est si différent du rythme « écriture – tâches quotidiennes – sport – loisir » que ça devient un petit défi. C’est par ailleurs la réflexion que je fais souvent à propos de ma vie : parfois j’ai peur de ce que le lendemain peut apporter mais en fait, le lendemain, il est presque douloureusement prévisible. Les vraies vacances consistent à briser la routine et faire quelque chose de complétement différent.

Dans mes deux dernières mises à jour je me suis exercé à ma compétence de base, c’est-à-dire à l’identification des modèles d’entreprise sur la base des rapports financiers. Je l’ai fait pour l’industrie d’assurance (Brique par brique ) ainsi que pour l’industrie médiatique ( Let’s Netflix a bit ). A chaque fois, le but général de l’exercice était d’identifier des schémas de base du business donné avec toutefois des objectifs spécifiques différents. En ce qui concerne l’assurance, je veux définir les valeurs éthiques fondamentales, autour desquelles des conflits éthiques peuvent apparaître et que la responsabilité sociale d’un assureur devrait prendre en compte. En revanche, dans mon étude des cas d’entreprises médiatiques, je veux surtout former un chemin d’apprentissage des fondements de gestion pour les étudiants de première année en Production Cinématique et Télévisée.

Dans cette mise à jour je veux présenter et utiliser une autre technique de recherche et d’enseignement, que j’ai progressivement développée durant les quelques dernières années. C’est l’analyse constructiviste des textes légaux : contrats, lois et traités internationaux. Ma technique d’analyse est une version simplifiée de ce que la doctrine légale décrit comme « interprétation fonctionnelle de la loi ». En gros, dans cette approche, on assume que la loi est un outil fonctionnel. Est-ce que la loi peut bien être quelque chose d’autre qu’un outil fonctionnel ? Oui, bien sûr. La loi est un fragment de la culture – et même de la langue qui constitue le fondement de cette culture – ce qui la rend susceptible à chercher une certaine cohérence sémantique avec ladite culture. En fait, cette cohérence n’est pas juste « une certaine » : elle est très forte. Tellement forte qu’elle peut même devenir dysfonctionnelle.

J’aime bien étudier la vie réelle, donc je saute sur un exemple. J’en prends un qui est bien économique : la loi Luxembourgeoise du 13 juillet 2007 relative aux marchés d’instruments financiers. Oui, je donne le titre de cette loi comme un lien hypertexte puisqu’il sert à télécharger le texte de la bibliothèque de mon blog. Cliquez donc et on se met au travail. Je commence gentiment, par le soi-disant préambule de cette loi. Vous pouvez y lire qu’elle porte transposition d’un certain nombre d’autres lois, ensuite elle modifie d’autres lois et finalement elle abroge deux autres lois. Ça transpose, ça modifie et ça abroge. Cette loi fait impression d’être un classeur de rangement : elle met de l’ordre dans un univers légal ou des normes se multiplient, se croisent et se superposent.

On accélère. Nous sautons à la fin de du texte légal. Nous y trouvons le chapitre IV: « Dispositions finales ». L’article 62 définit la date d’entrée en vigueur, soit le 1er Novembre 2007 ; l’article 63 établit une référence à cette loi en forme abrégée, comme au « règlement grand-ducal relatif aux exigences organisationnelles et aux règles de conduite dans le secteur financier ». L’article 64 stipule que « Notre Ministre du Trésor et du Budget est chargé de l’exécution du présent règlement qui sera publié́ au Mémorial ». En-dessous, nous trouvons deux signatures officielles – celle du Grand-Duc et celle du Ministre du Trésor et du Budget – ainsi que la date de la première de ces signatures, le 13 juillet 2007.

Avant que je passe à l’application de ma propre méthode analytique strictement dite, un petit commentaire. Ces deux signatures qui figurent sous le texte légal reflètent l’institution connue comme « contre-signature ». Le texte légal en question devient vraiment légal, donc entre en vigueur, avec les deux signatures. Une seule ne suffit pas. C’est l’expression d’un principe constitutionnel appelé « équilibre des pouvoirs », où tout changement sérieux de l’ordre légal exige qu’au moins deux acteurs importants – le monarque et le gouvernement exécutif en l’occurrence – soient d’accord sur le truc. La confiance, c’est merveilleux, mais c’est même plus merveilleux lorsque les gens peuvent se surveiller mutuellement. Ensuite, l’article 64 charge le Ministre du Trésor et du Budget, donc le même ministre qui contre-signe cette loi, de son exécution. Cette disposition, désignée en langage légal comme délégation législative, veut dire qu’il y a quelque chose à exécuter, donc qu’il y a des décisions à prendre, donc que la loi confère une liberté de jugement et de décision au Ministre du Trésor et du Budget. Dans cette perspective particulière, la contre-signature prend une teinte légèrement différente. Le Ministre du Trésor et du Budget demande poliment au Grand-Duc Henri : « Votre Altesse, voilà que le Parlement a voté cette loi qui me donne des prérogatives discrétionnaires en ce qui concerne les exigences organisationnelles et les règles de conduite dans le secteur financier. Voulez-vous bien exprimer votre accord Ducal pour que je puisse les exécuter, ces petites prérogatives discrétionnaires ? ».

J’ai formulé ce commentaire pour vous montrer qu’une loi c’est comme un oignon : ça a des couches. Une analyse vraiment complète devrait prendre en considération cette complexité. Bon, je développe l’étude de la loi question sur la base de deux cas hypothétiques : celui d’absence complète de la norme en question ainsi que celui d’existence d’une norme contraire. Je construis donc trois réalités alternatives : celle effectivement en place, donc avec cette loi en vigueur, ensuite une réalité où cette loi n’existe pas du tout et finalement une troisième, où ces deux ensembles des dispositions légales – donc le préambule ainsi que les dispositions finales plus les signatures – sont formulées comme la contradiction logique de leur formulation réellement en place.

Je commence par l’annihilation, donc par l’hypothèse que la loi Luxembourgeoise du 13 juillet 2007 relative aux marchés d’instruments financiers n’est jamais entrée en force, pour quelles raisons que ce soit. Cela veut dire que les transpositions, les modifications et les abrogations de ces autres lois mentionnées dans le préambule n’ont pas eu lieu. En même temps, nous ne savons que dalle qu’est-ce que ça change en termes d’exigences organisationnelles et les règles de conduite dans le secteur financier. Il faut connaître les dispositions de toutes ces lois listées dans le préambule ainsi que les dispositions exactes de cette loi précise pour s’en faire une idée. L’absence de cette loi précise change beaucoup à la structure de tout un ensemble d’autres normes légales. Les lois de ce type sont fréquemment appelées « structurelles », « organiques » ou « quasi-constitutionnelles ». En généralisant, on peut dire que le nombre des normes légales externes, dont la force ou le contenu sont affectés par la présence ou l’absence de la loi que nous étudions, est une mesure de l’importance structurelle de cette loi.

Je passe à la contradiction, donc à l’étude du cas contraire. Là, une première observation saute aux yeux : en fait, il y a une multitude des contradictions possibles de rien que le préambule et les dispositions finales de notre loi sur les marchés d’instruments financiers. Ces deux coupures sélectives, prélevées du texte entier de la loi, contiennent beaucoup de phrases logiques séparées. Chacune de ces phrases peut être opposée à sa négation logique. Le préambule dit, entre autres, que la loi en question modifie la loi du 3 septembre 1996 concernant la dépossession involontaire de titres au porteur. On peut imaginer un texte légal alternatif, qui stipule explicitement, par exemple, que « la loi du 13 juillet 2007 relative aux marchés d’instruments financiers ne modifie pas la loi du 3 septembre 1996 concernant la dépossession involontaire de titres au porteur » avec toutes les autres dispositions formulées de façon identique.

Chaque proposition simple de notre loi Luxembourgeoise du 13 juillet 2007 relative aux marchés d’instruments financiers peut être soumise à négation et formulée de façon contradictoire. Cela crée une multitude des réalités légales alternatives. De même, l’absence complète de cette loi peut aussi créer plusieurs états alternatifs. L’analyse que je viens de présenter – simuler l’absence d’une norme légale donnée ainsi que sa contradiction – est élégamment désignée comme « analyse antithétique » ou « par antithèse ». Elle a sa source dans la logique bimodale d’Aristote, que vous avez pu apprendre, à la fac, si vous aviez un cours de logique légale, comme « division logique ». Vous pouvez trouver un développement théorique magistral à ce sujet chez Nelson Goodman.

Lorsque j’étais étudiant en droit, mon prof de logique adorait jouer ces petits jeux qui vous tournent le cerveau à l’envers : « Écoutez, Wasniewski. Je pose : l’univers entier est composé d’éléphants et de non-éléphants. Ai-je raison ? Y a-t-il un contexte possible où je me trompe ? ». Le truc, dans cet exercice, n’avait rien à voir avec la zoologie. Il fallait s’accrocher au concept de « se tromper » et mordre dedans à pleines dents. Lorsqu’on vient à bout de la panique intellectuelle initiale, on peut remarquer qu’en ce qui concerne les marchés financiers, par exemple, la division logique en éléphants et non-éléphants est tout simplement sans importance. Si la véracité d’une proposition ne change rien à un état donné de réalité, donc lorsque ladite proposition est indifférente à ladite réalité, son application est une erreur de jugement. Si vous voulez, c’est comme si vous appliquiez une loi économique à l’astronomie.

Remarquez, je peux m’accrocher à l’idée des contradictions multiples et explorer un autre sentier. Un éléphant, c’est plus gros qu’un humain. Je peux, hypothétiquement, me trouver à l’intérieur d’un éléphant mais le cas contraire est difficilement concevable. Si je me trouve dans la tête de l’éléphant, c’est acceptable. Toutefois, si ma position à l’intérieur de l’éléphant est l’opposé de celle dans la tête, si vous voyez ce que je veux dire, la vie devient dure. Dans ce contexte, la division de l’univers entier en éléphants et non-éléphants prend une dimension existentielle profonde et je ne me risquerais pas de la contredire.

Je prends un autre exemple : la loi Australienne sur la transparence eu égard à l’influence étrangère. Dans l’original, son nom complet est : « Foreign Influence Transparency Scheme Act 2018 ; No. 63, 2018 ; An Act to establish a scheme to improve the transparency of activities undertaken on behalf of foreign principals, and for related purposes ». Cette fois, j’applique la même méthode antithétique à un autre type de disposition légale : les définitions. Pratiquement toute loi contient des définitions légales, donc des définitions spécifiques des mots apparemment ordinaires. Je prends la section (donc, comme nous dirions en Europe, l’article) 13A de cette loi.

La section 13A définit un arrangement sujet à l’enregistrement, comme un arrangement entre une personne et un principal étranger, suivant lequel cette personne entreprend, pour le bien du principal étranger, une ou plusieurs activités qui, si entreprises pour le bien du principal étranger, seraient sujettes à l’enregistrement eu égard au principal étranger. Un arrangement n’est pas sujet à l’enregistrement dans la mesure où l’activité entreprise sous ledit arrangement serait exempte sous les dispositions du Chapitre 4 de la Partie 2 de la loi. J’ai vérifié ledit Chapitre 4 de la Partie 2 et ça a tout l’air d’être un de ces cas de logique circulaire. La liste d’exemptions à la définition générale de la section 13A couvre : l’aide et assistance humanitaire, conseil légal et représentation légale, l’activité des membres du Parlement ainsi que l’exécution de la fonction publique, l’activité diplomatique, consulaire ou similaire, l’activité liée à la pratique d’une religion, l’action d’employés des gouvernements étrangers et d’entreprises étrangères, l’activité des représentants d’organisations industrielles, représentation personnelle relative à une procédure administrative, relations de famille, les organisations de charité, officiellement enregistrées, actions à fins artistiques, l’activité des certaines organisations et certaines professions, ainsi qu’enfin certaines circonstances spéciales.

Je vous jure. Je traduis l’original aussi fidèlement que possible. D’abord, l’article 13A définit un arrangement sujet à l’enregistrement comme pratiquement tout contrat qui peut être signé entre un principal étranger et un résident Australien. Ensuite, plus loin, la liste d’exemptions élimine pratiquement tous les contrats habituellement signés entre des parties des nationalités différentes. Somme toute, si moi, résident Polonais, je signe avec un résident Australien un contrat pour conduire un coup d’état en Australie, alors peut-être ce contrat serait sujet à l’enregistrement.

Bon, l’analyse antithétique. Qu’est-ce qui se passerait si l’article 13A disparaissait complétement ? La conséquence la plus évidente est la disparition d’exemptions à l’article 13A, donc la disparition de toute la Partie 2 du Chapitre 4 de la loi No. 63/2018. Voici ce qu’on appelle la nature systémique des normes légales. La conséquence juste légèrement moins évidente est que les autorités responsables de l’application de cette loi auraient une liberté totale d’interpréter le devoir d’enregistrer certains contrats entre les résidents Australiens et des parties étrangères. La liberté d’action sur la part d’un fonctionnaire public, sans des limites fixées par la loi, veut dire plus de pouvoir discrétionnaire dans les mains dudit fonctionnaire.

L’hypothétique disparition de l’article 13A, avec toutes les autres dispositions de la loi No. 63/2018 bien en place provoquerait une croissance nette du pouvoir discrétionnaire de la branche exécutive du gouvernement Australien, peut-être bien aussi une croissance analogue sur la part des tribunaux. Eh ben oui, si la loi reste muette sur des trucs importants, il faut une longue chaine des verdicts judiciaires pour les expliquer une fois pour toutes, ces trucs importants.

Je passe à la seconde phase d’antithèse : la contradiction de l’article 13A. Une remarque intéressante s’impose ici. Bien que l’article 13A est systémiquement lié à la Partie 2 du Chapitre 4, qui contient les exemptions, le fait de changer cette liste d’exemptions ou même de rédiger leurs contradictions spécifiques ne sera pas une contradiction de l’article 13A. Si dans cette Partie 2 du Chapitre 4 je contredis l’article 25 et je stipule que l’exécution du cours normal de quelle profession légale que ce soit ne donne pas lieu à une exemption, ça ne change rien à l’article 13A.

En plus, il n’y a pas tellement des contradictions possibles de l’article 13A. Vous vous souvenez de l’analyse faite, il y a quelques paragraphes, de cette loi Luxembourgeoise sur les marchés financiers ? Il y avait tout un tas des formulations contradictoires. Ici, il y en a juste une : on peut donner la définition de ce qui n’est pas un arrangement sujet à l’enregistrement. C’est tout. En plus, cette contradiction ne changerait rien à l’essence de l’article 13A, donc au fait qu’il y a une méthode d’établir le catalogue des contrats avec des principaux étrangers, qui sont sujets à l’enregistrement. Au lieu des plusieurs réalités sociales possibles dans le cas de cette loi Luxembourgeoise, cette fois il y a juste une réalité possible.

Je conclue. Comme je l’avais dit au début de cette mise à jour, cette analyse antithétique simple que je viens de présenter sert à comprendre comment marche la loi. C’est l’approche constructiviste : nous voulons découvrir quels mécanismes sociaux sont mis en marche avec l’entrée en force d’une norme légale donnée. Avec ces deux cas – la loi Luxembourgeoise sur les marchés financiers et la loi Australienne sur la transparence eu égard à l’influence étrangère – nous venons de découvrir quelques-uns de ces mécanismes.

Tout d’abord, une norme légale peut servir à mettre de l’ordre dans une multitude d’autres normes. La loi peut servir de classeur de rangement pour des règles différentes de conduite. C’est une fonction sur laquelle Herbert Hart mettait l’accent dans sa théorie de la loi. Ensuite, les normes légales créent ou bien font disparaître des pouvoirs discrétionnaires sur la part des fonctionnaires publics. Vous pouvez trouver une excellente analyse de ce phénomène chez un classique, Alexis de Toqueville et son traité sur la démocratie en Amérique. Finalement, vous avez pu remarquer que le contexte social peut offrir des marges de liberté très différentes, comme alternatives par rapport à ce que stipulent les normes légales en force. Cette marge peut être vraiment spacieuse (cas Luxembourgeois) ou bien quasiment inexistante (cas Australien).

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